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De la nécessité de l'art

19 mars 2009

Yves Klein, biographie rapide

Yves Klein est un enfant du sud de la France, né le 28 avril 1928 à Nice, son enfance est paisible quoique qu’il évolue déjà dans un milieu artistique, dans « les vapeurs de térébenthine »*. En effet ses parents sont peintres tous les deux; son père Fred Klein est un artiste qui peint des toiles figuratives, beaucoup de nature, de paysages etc… Sa mère, Marie Raymond quant à elle n’est pas figurative, elle peint des compositions abstraites, géométriques et colorées. Le jeune Yves baigne alors d’emblée au sein de réunions artistiques, il côtoie très jeune toute cette atmosphère, et c’est aussi très jeune qu’il s’en éloigne.

En effet, l’art ne l’intéresse pas, il s’engage d’abord dans des études à l’école de la marine marchande, apprend les langues orientales, et dès 1947, alors âgé de 19 ans, il se penche très volontairement sur le judo. C’est durant les cours de cet art martial japonais qu’il fait la rencontre d’Arman et de Claude Pascal, deux amis à qui il restera fidèle toute sa vie. En 1952, Yves franchit un pas dans son apprentissage et part au Japon, plus précisément à Tokyo suivre les cours du très respecté institut Kodokan*  durant 1 an et demi. Il reçoit alors le grade honorifique et inédit pour un étranger de ceinture noire 4ème Dan, mais malheureusement, à son retour en France, l’académie française de Judo ne reconnait pas son diplôme. Déçu au plus haut point, dégouté même, il arrête cette activité et met fin à ses projets de judoka professionnel, suite en plus à des déboires financières dans sa propre école à Paris.

Il est intéressant de s’arrêter un moment ici pour comprendre ce qu’a pu impliquer le Judo dans la vie et le fonctionnement artistique d’Yves ; en effet, notons que le Judo est un art martial, un art donc, et qu’il implique non seulement une maitrise totale de son corps suite à des entrainements incessants, mais aussi -et j’ai envie de dire surtout- une maitrise de son âme, de son esprit. L’aspect spirituel qui fait partie intégrante du Judo a très certainement beaucoup impressionné et intéressé Yves Klein, car il demande une connaissance supérieure de son corps et de ses capacités insoupçonnées, guidée par un esprit sain, entrainé, pur et méditatif. Ces termes, nous les retrouverons très fréquemment dans les propos même de l’artiste, et cela ne me semble pas anodin de préciser qu’ils proviennent en partie de la pratique du Judo, et de l’enseignement reçu au Japon par des maîtres, dont la philosophie Zen*, l’appréhension du cosmos et de tout ce qui vit, la conscience supérieure de l’espace, la pureté de l’âme sont les crédos.

En parallèle de cette passion et cet acharnement de travail pour le Judo, Yves entretient toujours avec ses amis Arman et Claude Pascal, un véritable intérêt pour beaucoup de domaines ésotériques. Ainsi il se captive pour les doctrines de la Rose-Croix*, suit les enseignements d’un partisan de Max Heindel* ou il se construit une culture basée sur la philosophie des religions, leurs aspects mythiques et mystiques. Yves Klein est happé par tout ce qui touche au cosmos, à l’infini, il s’intéresse à l’astrologie (il a même appris à faire des horoscopes), il est ainsi un être tout à fait spirituel, très axé vers un au-delà de l’esprit et du monde, ce qui, nous le verrons, fait partie intégrante de son œuvre.

Nous voyons que les intérêts d’Yves sont a priori très éloignés de la peinture, et en effet, celui-ci déclarera souvent n’y avoir jamais songé durant cette période, se justifiant en disant que l’univers artistique de ses parents l’en avait de fait éloigné.

Cependant, nous remarquons qu’avant même de partir à Tokyo, Yves fait allusion à des essais monochromes dans son journal intime, en février 1951, lors d’un séjour à Madrid. Il est alors âgé de 23 ans mais ce n’est encore qu’un projet qu’il n’aboutira pas tout de suite. En effet, sa réelle carrière d’artiste débute à la fin de l’année 1954, alors qu’il publie son recueil de peinture « Yves Peintures », moment clef dans sa vie d’homme et d’artiste. Son entrée dans le monde de l’art sera remarquée, il rencontre ensuite le critique Pierre Restany, les galeristes Iris Clert et Collette Allendy, intègre le groupe des Nouveaux Réalistes, produit de nombreuses œuvres et expositions toujours scandaleuses ou du moins inattendues et novatrices. Nous verrons en détails ci-dessous son évolution artistique, mais je dois dire ici que la fulgurante carrière d’Yves Klein sera écourtée par sa mort inattendue et brutale le 6 juin 1962, suite à une crise cardiaque. Cette mort prématurée contribue très certainement au mythe d’Yves Klein, elle embaume d’un mystère et construit la fascination autour de cet artiste inclassable, néanmoins, au-delà de cette disparition précoce, l’homme et l’artiste sur lequel je me penche aujourd’hui mérite toute l’attention qu’on lui porte. Grand précurseur de l’art actuel, initiateur en tout genre, personnage quasi théâtral, tantôt naïf et enfantin, tantôt éloquent et prétentieux, Yves Klein est un avant-gardiste sincère, plus que talentueux, et souvent majestueux.

* Tous les éléments marqués de cette astérisque feront l'objet de notes tout bientôt!

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19 mars 2009

Introduction à Yves Klein

Bonjour à vous,

Dans le message précédent j'avais promi un article sur la Nouveau Réalisme, je vais toutefois poster tout d'abord un développement sur un de ses membres, Yves Klein, pour lequel je me suis prise de passion. C'est un artiste mystérieux et fascinant, et j'essaierai de rester dans l'optique de ce blog, en vous présentant le bonhomme de manière à montrer sa force artistique et l'impact tout à fait positif qu'il peut avoir sur ses spectateurs.

Aujourd'hui je poste seulement une biographie extrêmement rapide, viendra ensuite une biographie artistique, puis une analyse plus poussée de son oeuvre. En 4ème et 5ème partie, je vais essayer de développer deux thématiques que j'ai associé à Yves Klein, à savoir, Yves Klein l'anti-peintre, et Yves Klein le surhomme de Nietzsche?

J'espère attirer votre curiosité, vos remarques et critiques. Aussi je me mets au travail serieusement pour vous présenter cet ensemble le plus rapidement possible.

12 février 2009

Bientôt le Nouveau Réalisme!

Bonjour,

Un petit message pour dire que non je n'ai pas arreté mon blog, mais je prépare un petit article sur le Nouveau Réalisme. Il sera bientôt en ligne, et sera complété au fur et à mesur de mes recherches. A bientôt alors!

16 janvier 2009

L'art et L'illusion, Gombrich.

Gombrich, l'art et l'illusion.

Pourquoi existe t il plusieurs styles artistiques?

Introduction

Ernst Hans Gombrich est un historien de l’art britannique d’origine autrichienne, auteur de nombreux essais et articles, notamment du célèbre Histoire de l’art. Il est aussi connu pour avoir introduit de manière active la psychologie dans son domaine, ce qui selon lui est devenu indispensable. On m’a proposé un sujet d’exposé en cours de philo qui est de savoir pourquoi existe-t-il plusieurs styles artistiques, en s’appuyant sur une œuvre considérable de Gombrich, L’art et L’illusion. La question relève à la fois du domaine de l’histoire de l’art, de celui de la philosophie, ainsi que de la psychologie, car, convaincue par Gombrich, je ne pourrais poser le problème sans faire quelques détours nécessaires dans ce dernier domaine.
J’ai choisis de répondre à ce problème des styles en trois points, qui ne se réfutent les uns les autres, mais qui plutôt expliquent de différents points de vue l’existence de différents styles d’art. La première est une partie plutôt historique, qui relatera trois grands styles associés à trois grandes mutations. J’espère que de cette partie je pourrais tirer quelques conclusions à même de nous faire mieux comprendre ses styles, et aussi de leur attribuer à chacun un intérêt égal.
La seconde partie traitera du problème intrinsèque à l’étude des arts qui est la dualité objectivité/subjectivité. Ce problème semble tout à fait correspondre à l’étude des différents styles, de plus Gombrich en parle de manière passionnante.
Enfin la troisième partie portera sur le rôle du spectateur, car Gombrich lui-même en parle longuement, et sur la façon dont la vision du spectateur peut jouer sur l’élaboration d’un style, voire même sur l’élaboration d’une œuvre.

I) Trois grands styles, trois grandes mutations

La définition très simplifiée de 3 grands styles que Gombrich fait également va nous permettre de dégager comment ces mutations se sont opérées d’une part, et pourquoi ces styles avaient cette forme particulière d’autre part.
Voyons d’abord l’art dit primitif, celui d’avant les grecs, puis passons justement à la Grèce, avec ce que l’on appelle communément « le miracle grec », pour enfin arriver à cette révolution de la moitié du 19ème siècle avec l’arrivée des impressionnistes et la fin de l’art dit « classique ».

1) Styles primitifs

Pour commencer cette partie sur les styles dits primitifs, regardons comment Gombrich émets des suppositions sur les débuts de l’art. Evidemment c’est une question à laquelle on ne peut complètement répondre, mais les hypothèses que fait notre historien restent simples et me semblent tout à fait pertinentes.

Gombrich suppose que les toutes premières images créées par l’homme ont été causées par des assemblages mentaux sur des formes préexistantes qui rappelaient des choses connus à l’artiste naissant. Ce qu’il veut dire, c’est que l’art serait né d’un heureux hasard accompagné du pouvoir qu’a l’homme de voir des images de choses connues dans des formes qui ne les représentent volontairement pas. Ainsi il suppose de manière anecdotique que, les hommes des cavernes ont décelés dans les formes rocailleuses d’une grotte une image d’un animal qu’ils connaissaient, de la même manière que parfois, nous voyons des formes dans les nuages. La reconnaissance de formes familières ainsi faite, l’homme a naturellement voulu en accentuer les contours, ce qui aurait donné les premiers dessins préhistoriques que nous connaissons. Cette interprétation intelligente et tout à fait possible (certains dessins préhistoriques montrent qu’ils ont été produit d’après les formes de la roche) que fait Gombrich nous guide dans ce qu’il nomme l’interprétation des styles. En partant de cette constatation, et en considérant le poids des religions et des superstitions de ces époques, nous arrivons à nous demander que, si ce style de représentation n’a pas évoluer vers une imitation de la nature jusqu’aux grecs, alors le mythe de Pygmalion en est peut être la cause.

Le mythe de Pygmalion à l’origine du style des schémas ?

Certes le mythe de Pygmalion est postérieur à la préhistoire puisqu’il s’agit d’un mythe grec, cependant, nous allons considérer ce mythe dans ce qu’il contient, qui certainement existait déjà chez les peuples primitifs.

L’histoire de Pygmalion relate l’histoire d’un artiste qui avait sculpté une femme si belle et si parfaite qu’il supplia les dieux de la rendre vivante. Cette histoire est peut être le reflet d’une croyance qui animait les populations primitives de toutes les civilisations, la croyance qu’une image prenne vie. Gombrich suppose que c’est de cette manière que ces peuples n’ont jamais voulu représenter des images trop ressemblantes avec le réel (il les simplifiait, coupait un bout), parce que si nous ne connaissons que très mal les religions préhistoriques, nous savons en revanche que les égyptiens par exemple craignaient beaucoup leurs divinités, ainsi, la croyance en le mythe de Pygmalion a pu générer des craintes chez ces populations.
Cette hypothèse est valable car on ne peut pas parler d’un manque d’habileté de ces peuples pour faire des choses à l’image de la nature, il y avait très probablement une raison mentale plus que technique à ce problème. En effet Gombrich pose très clairement la question : « un embaumeur égyptien connaît-il moins bien le corps humain qu’un sculpteur grec ? ».
Ainsi nous sortons de la théorie de l’histoire de l’art qui voit cette dernière comme sans cesse en train de progresser, partant des styles les plus simples pour arriver à une perfection, nous laissant croire que l’ensemble des artistes serait comme un enfant qui grandit.
Ce qu’il faut aussi retenir de ce constat, c’est que par conséquent les hommes de cette époque utilisaient des formes simplifiées de la nature, néanmoins compréhensibles par tous, et c’est sur ce point que nous allons nous pencher maintenant.

Le fait que nous reconnaissions ces images ne provient pas seulement d’un processus d’imitation de nos images mentales comme nous allons le voir plus tard, mais se fait aussi grâce à ce que Gombrich appelle les rapports.
En effet, après une analyse de notre vision des couleurs et de la lumière, qui nous amène à penser que nous voyons les différences entre les couleurs et les tons, plutôt que les couleurs elle-même, Gombrich nous dit que les égyptiens, pour que nous puissions noter des différences entre leurs images, utilisent ces rapports que nous faisons naturellement.
Pour clarifier cette affirmation, il nous donne l’exemple d’une peinture qui représente des plantes ramenées d’une campagne de guerre. Ces plantes sont extrêmement schématisées, mais elles ont tout de même l’aspect reconnaissable de plantes, et, le peintre a apporté des modifications de formes à l’une ou à l’autre, pour nous signifier qu’il ne s’agissait çà et là pas de la même espèce de fleur. Ces modifications ne sont pas copiées sur la nature, elles sont crées par le peintre qui veut nous montrer qu’il représente différentes espèces, même s’il ne les peint pas de nature. Cet exemple note bien que les égyptiens avaient bien compris le système de la perception, et que comme leurs peintures avaient en très grande partie une valeur informative, il n’était pas nécessaire de peindre les détails qui ne rentraient pas en ligne de compte dans ce jeu des rapports. La naturalisation n’a aucun effet supplémentaire lorsque nous voulons représenter des choses de manière à ce qu’elles soient identifiables, seules les différences entre ces choses, qui provoquent en nous la perception par le biais de rapports, comptent.

Nous pouvons conclure et comprendre que, par la force des esprits à voir des formes connues au sein de choses qui ne les représentent pas, par la crainte que ces formes une fois représentées prennent vie par quelque magie, et par la schématisation, suffisante à l’information, les peuples primitifs n’ont jamais eu à penser qu’il faille améliorer leur art dans le sens de la naturalisation, ils n’ont jamais eu à faire face aux problème de la fidélité de la représentation.
Mais tout ceci change complètement avec les grecs, à tel point que les nouveaux éléments qu’ils apportent à l’art vont bouleverser le domaine durant des siècles.

2) Le miracle grec

Ce que nous nommons « le miracle grec » n’est pas appelé ainsi par hasard, car en effet, beaucoup d’historiens, de sociologues ou d’anthropologues se sont demandés pourquoi et comment les grecs sont parvenus à une évolution si importante en deux siècles, 6 générations, que nous en portons encore largement les traces aujourd’hui.
Gombrich lui-même emploi cette expression de miracle, ce qui montre que lui non plus ne peut répondre entièrement à cette énigme. Mais il nous donne par des hypothèses des fragments de réponses autres que cette appellation de miracle. Ce miracle désigne quelque chose de bien précis ; il s’agit des formidables avancées qu’ont opérés les grecs de l’ère archaïque jusqu’au sommet de l’ère classique, ceci se définissant du Xème siècle à 480 avant notre ère pour la période archaïque, et de 480 à 320 pour la période classique.
La révolution grecque n’a pas opéré que dans l’art, mais elle touche aussi la philosophie et le théâtre. Gombrich suppose alors que c’est l’introduction de la narration et de la fiction dans la société qui en serait responsable. En effet, auparavant, et dans toutes les civilisations, une chose était vraie ou fausse, cependant, les grecs ont introduit la fiction, qui n’est ni vraie ni fausse, et qui pourrait être à l’origine de la naissance de l’art grec classique. Cet art en effet, que nous connaissons surtout par la sculpture est un art ou les artistes nous racontent une histoire, et prennent pour l’illustrer un moment précis de cette histoire, qui la suggére toute entière, et dont nous seront le spectateur privilégié. De là, est née la mimesis, qui permet de donner à ces images narratives une vie, et de donner au spectateur la possibilité d’imaginer ce qui s’est passé avant et ce qui va arriver ensuite.

La mimesis est un concept grec qui consiste en un processus d’imitation et donc d’étude de la nature afin de la représenter au mieux et de donner l’illusion que les œuvres d’art ont une existence. (Remarquons que la crainte qu’éprouvaient les primitifs à propos de l’histoire de Pygmalion a disparue, ou alors s’est changée en espoir). Et c’est ce concept de mimésis qui annoncera tout l’art occidental jusqu’aux impressionnistes, et qui, pour des yeux peu expérimentés dans le domaine artistique fait encore aujourd’hui gage de bonne qualité d’une œuvre. Mais déjà bien avant les impressionnistes, la mimésis connut un détracteur de taille, qui n’est autre que Platon, vivant alors dans la pleine expansion de ce processus. En effet –et en simplifiant quelque peu- pour Platon le monde visible est déjà lui une pale copie du monde intelligible vers lequel il faut s’élever. Alors nous comprenons bien que la volonté de copier à l’identique sur une toile ou dans une sculpture ce monde imparfait, n’est autre pour lui qu’une nouvelle falsification encore plus vulgaire du mon des Idées. Pour lui c’est encore là la preuve que l’esprit humain vit dans l’illusion, mais qu’en plus il s’y conforte et appelle cela de l’art. Nous comprenons aussi comment Platon pouvait préférer les images égyptiennes, schématisées par notre esprit et donc plus proche des concepts et des idées intelligibles. En effet, une image se voulant informative n’a aucunement la prétention de copier le réel, elle veut le signifier, le suggérer aux yeux d’humains qui la matérialiseront en concept dans leurs esprits.
Mais malgré les mises en garde du philosophe, l’art grec va se propager, devenir un modèle de bon goût dans toute l’Europe et ce durant des siècles.

Ce qui est néanmoins certain, c’est que l’art prend une toute autre dimension, qui résiste encore aujourd’hui. En effet l’art n’a plus cette valeur uniquement informative, ou précieuse quand les objets d’art égyptiens étaient fait de matériaux précieux, mais il devient apprécié pour sa beauté (que Platon jugera trompeuse), pour sa qualité, et pour sa ressemblance avec le monde réel. Cette nouvelle fonction nous parait banale aujourd’hui, or c’est une vraie révolution à cette époque de voir apparaître des collections, ou encore des critiques d’art.
Cette mutation de l’art, dans sa forme et sa fonction est essentielle si l’on veut comprendre d’une part les arts primitifs, et d’autre part les arts impressionnistes et post-impressionnistes.

3) La révolution des impressionnistes

La révolution impressionniste porte elle aussi bien son nom, car elle a fortement bousculé tous ces principes auxquels on a cru durant des siècles, et dont on pensait qu’ils ne pouvaient changer.
La peinture impressionniste apparaît officiellement en 1872 lorsque Monet peint « Impression Soleil Levant », œuvre qui donnera sont nom au mouvement.
En effet, des peintres comme Monet, n’utilise plus le processus de la mimesis pour représenter la nature, mais celui de leur propre perception, celui de leurs impressions, d’où cette appellation « impressionniste ». Ces nouveaux artistes nous montrent qu’ils en avaient assez d’être pris dans l’étau de l’académisme, qui les privait de liberté d’expression à cause de ses lois devenues trop rigides à leurs yeux. Et on peut les comprendre car l’académisme modelait les artistes depuis leur apprentissage afin de leur faire voir la nature d’une certaine façon, de plus l’Académie avait opéré à un classement des genres picturaux qui mettait en valeur la peinture d’histoire et religieuse et disqualifiait la peinture de paysage. Et c’est de cette obligation restrictive de la perception que les impressionnistes se sont libérés, et ont ouvert la voie à toutes les révolutions artistiques du 20ème siècle que nous connaissons aujourd’hui.

Cependant, Gombrich se pose une nouvelle question quant à ce nouvel art, qu’il ne faut pas négliger ; cette question est celle de sa fonction. En effet, peindre une impression, un moment bref avec tous ses flous et ses imprécisions, n’est-ce pas perdre la valeur informative de cet instant ? Peut-être les générations futures ne comprendront jamais les tableaux de Manet parce qu’ils décrivent un moment de son époque, vu et pris sur l’instant, dans sa fugitivité, et qu’à l’époque de ces générations futures, ce genre de moment n’existera plus, alors que le paysage minutieusement peint d’une montagne conservera éternellement sa valeur informative.
De plus se pose le problème de la perception personnelle que prônent les impressionnistes, problème que nous verront plus tard dans la partie consacrée à l’opposition subjectivité objectivité.

Pour conclure cette première partie, je dirai qu’il était nécessaire de retracer, grossièrement certes, ces grands moments de l’histoire de l’art, pas seulement en soulignant les différences de styles qu’elles comportent, mais aussi pour mieux commencer à les comprendre, et a apprécier chacun de ses styles, indépendamment les uns des autres. Cette analyse nous a permis j’espère de comprendre que chaque style d’art a ses propres conventions, qui sont toutes légitimes et qui nous aident à mieux percevoir leurs particularités, ce qui finalement fait leur intérêt à chacune, sans que nous nous abaissions à faire de classement.

II) Les problèmes liés à l'objectivité et la subjectivité.

Lorsqu'on se demande pourquoi existe-t-il plusieurs styles artistiques, nous serions tenté de répondre qu'ils sont le produits de changements de mentalités au cours des âges, et qu'en plus chaque mentalité de chaque artiste est différente, ce qui nous amène à croire que ces différents styles sont le produit de la subjectivité, phénomène auquel on ne peut a priori se soustraire. Or nous savons que depuis le IVème siècle, les grecs se sont forgés dans le domaine artistique une théorie qui a persistée durant des siècles, c’est celle de la Mimesis. La mimesis est un procédé qui devrait amener à l’objectivité puisque la nature comprend des objets qui sont les mêmes pour tout être humain. Le problème de savoir si l’art est régit par la subjectivité ou l’objectivité se pose alors à nous de manière évidente, et même si Gombrich n’y répond pas de manière irrévocable, nous sommes tout de même en mesure d’apporter certains éléments de réponse.

1) L’objectivité des arts primitifs

Nous avons vu l’intérêt d’étudier les arts primitifs dans le sens où ils ont un style totalement différent de celui qui a suivi les grecs, il est intéressant maintenant de voir comment nous pouvons étudier ce style sous la question de l’objectivité.
Ce que nous pouvons dire d’emblée c’est que les arts primitifs, si nous prenons l’exemple des égyptiens comme le fait Gombrich, n’imitent pas la nature. En effet, si nous prenons une peinture égyptienne, nous ne seront pas en mesure de dire qu’elle ressemble au réel, pourtant, il est indéniable que nous reconnaissons les objets de la nature qu’elle représente.
Sans imiter, l’art égyptien nous fait tout de même comprendre le sujet de ses peintures. Gombrich nous explique alors que cet effet est celui requis par les artistes de ces images, dont le but était de représenter des objets reconnaissables par tous, puisque ces peintures avaient une fonction informative plutôt que narrative. Ainsi les égyptiens n’ont-il peut être même pas pensé d’imiter la nature, ce qui contredirai les théories comme quoi ils faisaient de l’art comme des enfants.
L’objectivité de ces arts primitifs proviendrait du fait que leurs images simplifiées sont en fait des « schémas », des codes précis qui correspondent à une idée d’un objet. En utilisant ces codes connus de tous, l’artiste égyptien ne pensait même pas inclure dans son art des détails qui auraient pu dénoncer sa propre vision des choses, sa subjectivité, puisque tout simplement, cela ne lui semblait pas nécessaire.
Ici le concept d’objectivité que j’utilise n’est pas purement celui de la philosophie qui est « conformité avec la réalité », mais je parle d’objectivité dans le sens ou ces schémas sont  universels. Ainsi, nous pouvons conclure que, malgré les différences de styles d’un peuple primitif à l’autre, ces arts usait d’objectivité, et que la vision personnelle de l’artiste de même que celle du spectateur n’était pas requise pour apprécier cet art.

2) La subjectivité et l’instabilité des perceptions

Il y a plusieurs facteurs qui peuvent pour les artistes brouiller leur perception « pure » de la nature, et ainsi corrompre l’idée même de mimesis, qui pourtant dans sa définition, semble prôner l’objectivité des représentations.
En premier lieu il y a la connaissance ; Gombrich nous donne un exemple clair provenant d’une citation de Jonathan Richardson : « Ne dit-on pas en effet que nul ne voit ce que sont les choses qui n’a pas eu connaissance de ce qu’elles doivent être ? La vérité de cette maxime apparaîtra mieux si l’on compare un modèle d’académie dessiné par quelqu’un qui ignore l’anatomie et la structure et les attaches du squelette, au dessin d’un artiste qui a pleinement assimilé ces connaissances… Tous deux voient les mêmes formes, mais d’un regard différent ». Ne pouvons-nous pas en conclure que ce regard différent, provoqué par des différents niveaux de connaissance est à l’origine d’une subjectivité dans la représentation de la nature ? Nous pouvons également réfuter la thèse des académistes qui disaient que l’art était une quête évolutive des artistes vers la parfaite mimesis, ce qui selon eux expliquait les changements de styles. Or cet exemple vérifié nous montre que ce qui provoque les mutations de styles, ce sont les différentes perceptions, qui sont ainsi différenciées par des caractères de notre mental.

3) L’objectivité des détails, la subjectivité de l’ensemble

Nous pouvons alors nous demander, comment se fait-il que la mimésis, procédé très largement repris par l’académisme pictural n’a pas aboutie complètement à l’objectivité. La réponse tient en deux temps ; le premier c’est que dans un certains sens nous pouvons dire des artistes naturalistes qu’ils ont atteints l’objectivité, mais seulement en partie. En partie car elle tient dans les détails, dans les objets si on les prend indépendamment les uns des autres. Gombrich prend du temps pour nous montrer comment durant ces siècles d’académisme on a apprit aux élèves à dessiner les objets (que ce soit ceux de l’anatomie ou ceux des paysages) de manière extrêmement rigoureuse et proche de la réalité. Lorsque nous regardons les croquis de léonard représentant des mains, ou les pieds des toiles de Poussin, nous sommes frappés par la ressemblance de ces parties avec celles de nos corps à nous. De ce point de vue, comprenant l’habileté impressionnante des artistes, et la codification généralisée, nous pouvons dire qu’il y a objectivité. Mais ce n’est pas vraiment une objectivité par rapport à la nature ; en effet, Gombrich nous parle du « principe d’adoption d’un stéréotype », l’artiste ne copie pas la réalité mais il est l’héritier d’un vocabulaire plastique. Et c’est a partir de ce vocabulaire qu’il effectue un certain nombre de corrections ou d’expérimentations, ce qui nous amène à notre deuxième point.
Mais le problème vient quand on regarde des réalisations dans leurs ensembles, et c’est là notre second point. Lorsque nous regardons une toile, nous faisons inconsciemment des rapports entre les objets représentés, et c’est dans ces rapports que réside la subjectivité. Il en va de différentes manières, mais prenons l’exemple que Gombrich décrit longuement, celui de la lumière. Deux toiles représentant le même paysage seront différentes selon si le peintre a voulu rendre les effets de lumières exacts, ou si il a voulut adapter ces effets à ceux de son tableau. De même, il y aura une différence si l’un des artistes s’applique à définir minutieusement les contours et que l’autre s’appliquera dans la définition des couleurs.
Nous comprenons alors qu’une toile composée, même de nature, ne peut être entièrement objective, du fait de la mouvance de la nature qui est irreprésentable, et du fait que l’artiste ne peut pas prendre en compte tous les effets qu’elle produit.
La connaissance peut aussi être la source d’erreur d’imitation de la nature, Ruskin défend Turner en disant que sa vision de la nature est toujours juste, on peut donc accuser des artistes naturalistes de recopier la nature d’après leur savoir que d’après leur perception. Ceci est un des facteurs qui amène à des changements de styles, notamment vers les impressionnistes.
Mais il ne peut y avoir d’objectivité chez les impressionnistes comme ils le prétendent car la perception est composée de 3 choses : la science, le mental et la mémoire, donc ils ne peuvent pas reproduire la nature telle « qu’elle s’imprime sur la rétine ».

« Toute la nature d’un trait fidèle ! – Mais par quel artifice soumet-on la nature aux contraintes de l’art ? Ses fragments, dont le moindre est déjà l’infini ! Ainsi, il ne peindra que ce qu’il aime en elle. Qu’aimera-t-il ? Il aimera ce qu’il sait peindre ! ». (Nietzsche)

III) Le regard du spectateur peut-il aider dans la formation des différents styles ?

Dans cette partie, nous analyserons tout comme l’a fait Gombrich, le rôle du spectateur, et l’importance qu’il peut revêtir dans l’interprétation des images et des styles. Ce rôle qui est le notre n’est pas contenu dans notre présence dans les musées, mais plutôt dans le regard que nous avons sur les œuvres, regard qui nous allons voir, aide l’œuvre à être ce qu’elle est. Et c’est précisément par ce point que j’ai souhaité mettre ce post ici. Nous parlerons de ce que Gombrich appelle la projection et nous verrons aussi à quel point Gombrich a trouvé nécessaire de se servir très habilement de la psychologie pour soutenir sa thèse.

1) La projection

La projection est un phénomène purement psychologique qui s’applique à tous les hommes, et qui dans le domaine de l’art prend une importance qu’avant la lecture de ce livre je ne soupçonnais pas.

Ce phénomène est simple à comprendre, il s’agit de reproduire, d’imiter dans notre mental des formes qui nous sont familières à partir d’autres qui ne le sont pas. Un exemple simple est celui des nuages ; il nous est tous arrivé de voir des formes que nous connaissons dans les nuages, des formes d’animaux par exemple, à partir de formes qui pourtant ne représentent rien. De là découle une série de constatations faites par Gombrich qui m’ont parues très pertinentes. D’abord, il nous parle de la projection que nous faisons face à des objets que nous ne connaissons pas mais qui existent ; il prend l’exemple d’une gravure de la renaissance qui montre une baleine échouée sur une plage. Certainement cette baleine est un animal très exotique pour le graveur, qui, ne parvenant pas à l’identifier à quelque chose qu’il connaît, lui place des oreilles à la place des nageoires. Ce phénomène amusant nous montre que, comme il ne connaissait pas cet animal, il n’est pas parvenu à le ranger mentalement dans une catégorie de choses connues, il a donc remplacé les choses inconnues (les nageoires) par une chose se rapprochant un peu (les oreilles). Nous voyons par cet exemple la nécessité qu’éprouve l’homme de ranger les objets de la nature dans des catégories, et que si ces catégories n’existent pas, il remplacera l’objet inconnu par une catégorie qu’il connaît, ceci par le processus de projection.

Ce constat s’applique aussi bien à l’artiste qu’au spectateur, et bien évidemment quand nous montrons une représentation de quelque chose d’inconnu à un spectateur, ce dernier éprouvera le besoin de ranger cette chose, alors il la placera dans quelque chose de ressemblant, toujours par le biais de la projection. C’est de cette manière que les artistes abstraits procèdent, ils veulent stimuler notre pouvoir de projection. L’art abstrait et plus généralement l’art actuel sont beaucoup plus portés sur ces phénomènes psychologiques que ne l’était l’art du 17ème par exemple.

La seconde déduction constatable que nous pouvons faire de ce pouvoir de la projection est quant à elle applicable uniquement au spectateur. En effet il s’agit de l’imagination logique qui, poussée par la suggestion habile d’un artiste, nous amène à voir ce qui n’est pas représenté. Prenons tout d’abord un exemple simple : nous sommes devant un tableau naturaliste représentant un paysage boisé. Si l’habileté technique du peintre lui a permis de peindre de manière minutieuse les arbres du premier plan, alors nous verrons ceux du lointain aussi bien détaillés, même si en réalité, par la logique des règles de la perspective, cela n’est pas vrai. Mais nous faisons une projection, ne pouvant pas constater réellement que les arbres éloignés sont parfaitement détaillés, nous les imaginons ainsi. Nous pouvons prendre un autre exemple simple qui nous montera que le pouvoir de suggestion du peintre est immense et a un impact considérable sur notre psychologie. Prenons l’exemple d’une fresque de Raphaël, ou un homme est représenté juste par ses jambes et ses bras, le reste de son corps étant sorti du cadre. La scène représentée, combinée avec une déduction logique suivant la projection nous amène à imaginer sans peine que cet homme est en train de marcher, et qu’il sort de la toile de ce fait. Mais le fait qu’il n’est représenté que par fraction n’enlève rien au fait qu’il est présent, et qu’il s’agir bien d’un homme, même si ce qui est représenté n’est pas une homme.
La projection peut aussi se passer quand un espace est laissé vide par le peintre, notre imagination suggérée par la scène représentée se met en route, et nous pouvons voir dans ces espaces vides des objets qui n’y sont pas. Ces visions ne sont pas des hallucinations, mais de la déduction logique d’un processus psychologique. Ainsi Gombrich appelle ces espaces vides des écrans, comme si nous projetions dessus, à la manière d’un cinéma, nos imitations des images mentales.

Comme nous venons de l’expliciter, le processus psychologique de la projection faite par le spectateur est d’une haute importance dans l’interprétation des images, et selon le degré de suggestion que nous fait le peintre, les projections varient d’intensités. En tout cas, nous pouvons dire que c’est un beau cadeau des artistes que nous faire participer aussi activement à leur art, en regardant certaines toiles, nous participons même à leur élaboration. C’est de cette façon que nous avons pu nous poser la question de savoir si le regard du spectateur pouvait contribuer à l’élaboration des styles ; si nous ne pouvons nous prononcer clairement, nous pouvons tout de même dire que ce regard est un des composants qu’il convient d’inclure absolument dans l’analyse stylistique des images.

Ce dernier point me semble majeur, il nous prouve à quel point nous sommes indispensable à l'art, nous spectateur, mais aussi comment l'art nous est indispensable. Pour moi ce phénomène nous ouvre tout un tas de portes, qui nous aident à nous évader, à user de nos pouvoirs d'immagination, finalement à se sentir un peu libre dans ce monde qui nous montre chaque jour le contraire. Ouf!

16 janvier 2009

Avant Gombrich...

J'ai choisis une nouvelle fois de poster un travail scolaire, car comme Libeskind, le sujet que je vais vous proposer me semble tout à fait convenir au propos général de mon blog, qui est d'essayer de convaincre que dans ce monde, l'art est indispensable.

C'est une vaste question bien sur, mais j'espère qu'avec Libeskind, vous avez un peu réalisé que l'art s'adresse aux hommes, qu'il n'est pas un mystère insondable ou je ne sais quoi, mais bien un facteur de plaisir, d'humanité, et que sans les spectateurs, sans les hommes, il n'existerai pas.

Je pense qu'il faut retenir ce dernier point : les artistes ont besoin de nous pour que leur art existe!

Maintenant, je vais essayer d'expliquer comment cela se produit concrètement, à travers un ouvrage de Gombrich. Bonne lecture!

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12 janvier 2009

Suite Daniel Libeskind

I) Le musée juif de Berlin

a) Historique et description formelle

La commande du musée juif de Berlin est une histoire assez rocambolesque, Libeskind en parle dans son autobiographie et insiste sur son caractère presque dédaléen. C’est au mois de novembre 1988 que Libeskind reçoit l’invitation au concours pour construire un département judaïque au musée de Berlin. Il raconte d’ailleurs pour illustrer les péripéties de cette commande :


« Franz Kafka a écrit une parabole intitulé « Un Message Impérial » […] Un empereur, voyant sa fin prochaine, envoie un serviteur délivrer un message urgent à l’un de ses plus humbles sujets qui vit loin du palais. Selon une péripétie typiquement kafkaïenne, le messager, arrêté par la foule à l’intérieur du château, ne parvient pas à se frayer un passage vers la sortie pour transmettre la nouvelle capitale. […] c’était moi le modeste sujet, et le Sénat de Berlin représentait l’empereur de Kafka. ». (p101)

Tout d’abord, il reçoit la lettre d’invitation au concours après la date butoir, mais, poussé par sa femme Nina, il obtient un délais. Libeskind se met au travail et conçoit dès le départ une extension du musée qui se veut de montrer l’Histoire des juifs avec celle de Berlin :

« […] le plan que je comptais proposer intégrerai par le biais de l’architecture l’histoire de la communauté juive, riche et variée, de la ville de Berlin, et aiderait les gens à ressentir ce qui s’était passé » (p105)

Malgré les réticences de ses amis qui pensent que jamais les juges n’accepteront jamais son projet, Libeskind se lance et propose déjà un plan qui sera quasi le définitif. Lors du concours et de l’analyse des projets de nombreux architectes célèbres, Libeskind est finalement élu. Là se posent un grand nombres d’interrogations ; en effet, l’architecte apprend par la suite que son projet n’est pas sur d’aboutir, on lui explique de bureau en bureau qu’il y a des concours partout à travers le monde et que très peu se concrétisent. Libeskind arrive à comprendre que s’il a été élu par les juges, ce n’est pas tant pour son projet, mais plutôt parce que d’une part il paraissait infaisable et qu’en plus les probabilité de sa réalisation s’amenuisaient de jour en jour, et que d’autre part, les juges avaient arrêté leur choix sur ce plan pour faire preuve d’un goût prononcé pour l’originalité et la nouveauté, pour montrer au monde que Berlin est « tendance ». Cette prise de conscience de Libeskind provoque en lui une indignation, ce projet et surtout le symbole qu’il représente, la vocation presque éducatrice qu’il veut véhiculer aux berlinois lui tient beaucoup trop à coeur pour qu’il se contente d’être reconnu comme un architecte original apprécié par le milieu. Il décida donc de rester sur place, d’emménager à Berlin avec sa famille pour soutenir au maximum son projet. Quelques mois après le concours, le sénateur berlinois Nagel chargé de la construction, qui n’avait toujours pas débloquer de budget, appelle Libeskind pour reconsidérer son projet. C’est inquiété qu’il se rend au bureau du sénateur. Ce dernier lui demande sèchement quels autres bâtiments importants Libeskind avait-il réalisé qui justifierai la construction de celui-ci, choqué Libeskind répondra « Monsieur le sénateur, si vous prenez appui que sur le passé, Berlin n’aura jamais d’avenir » (p123). A ces mots, le sénateur cessa ses provocations et souhaita la bienvenue à Libeskind et à son musée. D’autres complications alimenteront l’histoire de la construction de ce musée, notamment son aménagement. Comme nous l’avons vu plus haut, Libeskind n’aimait pas l’appellation « département juif », il considérait plutôt qu’il ne fallait pas créer de département spécifique, et intégrer la culture juive partout dans la culture berlinoise, comme elle l’était avant l’Holocauste. Cette position sera longuement discutée avant d’être adopté ; en 1997, Michael Blumenthal, actuel directeur du musée Juif obtient cette appellation, et en 2000, le musée deviendra une immense fresque retraçant l’histoire des juifs en Allemagne.

Douze années après l’acceptation du plan de Libeskind, le musée juif de Berlin ouvrait enfin ses portes au public, triste ironie du sort, le jour d’inauguration fut éclipsé par les attentats du World Trade Center à New York.

« […] le musée Juif enfin achevé a ouvert ces portes au public. Pour quelques heures seulement. Comme tant d’autre lieu à travers le monde, il les a refermé bientôt. Nous étions le 11 septembre 2001. Et comme le mur de Berlin, personne n’a rien vu venir. En un seul jour, une époque terrible venait de commencer ». (p38)

Le musée Juif se trouve sur la Lindenstrasse, dans le sud de Berlin, il est jouxté par l’ancien bâtiment baroque qui, après la guerre avait servi de musée de la ville de Berlin. Ces deux bâtiments sont intimement liés, et c’est le cas de le dire puisque le musée Juif de Libeskind ne comporte pas d’entrée proprement dite ; en effet, l’entrée se fait par la bâtisse baroque et l’on accède au musée juif par un escalier souterrain noir. Cette originalité de départ a suscité beaucoup d’interrogations de la part des personnes qui ont accordé l’édification à Libeskind, mais ce dernier explique qu’il a voulu crée par ce cheminement, une remontée dans l’histoire de Berlin :

« Il n’y a pas de porte parce qu’il est impossible d’accéder à l’histoire du judaïsme et à celle de Berlin par les voies traditionnelles. Pour comprendre l’histoire des Juifs de Berlin, ainsi que l’avenir de Berlin, vous serez amené à suivre un itinéraire beaucoup plus complexe. Vous devrez replonger dans les profondeurs de l’histoire berlinoise, dans sa période baroque, et donc, dans le bâtiment baroque lui-même ». (124)


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Musée Juif, vue avec le bâtiment baroque


Le plan proposé par Libeskind est lui aussi chargé de sens ; au sol, l’édifice dessine une sorte d’éclair (les berlinois l’appellent le « Blitz », l’éclair), avec des angles très pointus et agressifs, on pourrait presque dire torturés. Cet éclair est une évocation d’une étoile de David démantelée, déchirée, il forme comme un long couloir zigzaguant, prend l’allure d’une bête se tordant de douleur. Cette ligne sans cesse cassée est à l’image de l’histoire juive en Allemagne évidemment. Le musée, propose tout de même plus de 3000m² d’exposition dédié à la culture judaïque depuis 2000 ans et s’élève sur 30 mètres de hauteur. Le plan nous montre un autre aspect intéressant qui se répercute de manière étonnante lors de la visite ; Libeskind a tracé tout le long de l’édifice, mais de manière linéaire cette fois, un couloir de vides. Il s’agit d’un espace longiligne qui traverse l’ensemble, mais qui ne propose rien d’autre que des impasses, des lieux vides et faiblement éclairés.

« Je me sens poussé à explorer le vide –la présence de cette vacance insoutenable qui se manifeste lorsqu’une communauté est exterminée, ou lorsqu’on foule aux pieds la liberté individuelle ; quand le continuum de l’existence humaine est brisé avec tant de violence que la structure même de la vie reste à jamais distordue et bouleversée » (p22)


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Musée Juif, maquette


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Musée Juif, vue aérienne



L’édifice est aussi accompagné de deux éléments qui ne le touchent pas en plus du bâtiment baroque, il s’agit de la tour de l’Holocauste qui n’est qu’éclairé que par une fente minuscule trouée dans la toiture, et des Jardin de l’Exil, composés de 49 colonnes très serrées sur lesquelles sont planté un olivier, arbre symbolisant la paix.


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Tour de l'Holocauste, et les Jardins de l'Exil


L’extérieur du bâtiment est lui aussi tout à fait original. Il parait irréel, hermétique et conserve un côté agressif indéniable. Depuis la rue, on est frappé par l’ensemble pour le moins éclectique que forme l’ancienne bâtisse et l’œuvre de Libeskind. Si l’on regarde l’ensemble de son extension, on est vite perturbé par les lignes des fenêtres, ces ouvertures qui ressemblent plutôt à des plaies, et qui sont comme des marques de coups de fouets données au hasard. En effet, on ne constate aucune régularité, autant dans la largeur des baies que dans leur trajectoire. L’œil s’habitue alors à ces flèches acérées, et le bloc de zinc s’impose alors. L’ensemble du bâtiment est recouvert de cette structure métallique inhospitalière a priori, qui se révèle pourtant un formidable capteur de lumière par beau temps. Les recoins que formes les angulosités du plan ne sont pas aménagés et restent comme de profondes cicatrices.


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Les fenêtres "balafrées" des façades


L’intérieur du musée est tout aussi intéressant, d’ailleurs, il est resté durant deux années (1999-2001) vide d’exposition, ce qui n’a pas empêché l’affluence de visiteurs. Comme nous l’avons dit plus haut, l’entrée se fait donc par l’autre bâtisse, nous accédons à un escalier sombre et profond, entrons proprement dit dans le musée et tombons sur le premier « vide ». Une première salle d’exposition nous amène ensuite à un carrefour qui nous propose trois voies : l’axe de l’exil, l’axe de l’holocauste, l’axe de la continuité. Si l’on choisit le chemin de l’holocauste, alors on arrive tout droit devant une imposante porte qui s’ouvre et se ferme devant chaque personne, c’est alors que l’on pénètre dans la tour de l’holocauste. Vide, froide, sombre, elle est propice au malaise mais surtout à la méditation. Comme nous pouvions l’imaginer, l’axe de l’holocauste nous amène à une impasse. Nous empruntons alors le chemin de l’exil, qui propose des niches pour les expositions et nous conduit en extérieur, droit sur les jardins de l’exil. Ces jardins sont donc composés de colonnes verticales de béton brut, assemblées en un carré. Seulement le sol n’est volontairement pas horizontal, ainsi le visiteur ne comprend plus bien ou est-ce qu’il est, il a la sensation d’être en terre inconnu et que quelque chose ne va pas. Ainsi, il peut comprendre le malaise de l’exilé. Le troisième axe, celui de la continuité devrait alors mettre fin à ces impasse, seulement, sur sa route, nous pouvons accéder à un « vide », celui de la mémoire. Il s’agit d’une pièce en forme de couloir, les murs sont gris et brut, et au sol, le visiteur doit faire face à l’installation de Menasche Kadishman[1] appelée Fallen Laeves ; des milliers de sculptures en fer sont posées les unes par-dessus les autre, chacune ayant l’apparence d’un visage dont la bouche béante signifie sa douleur. L’installation semble assez explicite pour ne pas nécessiter d’explication.


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Plan détaillé qui montre les axes principaux


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L'installation Fallen Laeves


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Fallen Laeves, zoom


Enfin, nous accédons à un escalier nous menant à l’étage qui contient les objets qui retracent l’histoire juive en Allemagne. Cette description sèche du bâtiment de Libeskind nécessite une approche plus interprétative, car nous savons que Libeskind a longuement été théoricien plutôt que bâtisseur, ainsi il convient d’étudier cette première réalisation en incluant à l’analyse la portée symbolique de l’œuvre.

b) Etude du projet, approche plus symbolique de l’œuvre, des balbutiements à la réalisation

Nous allons aborder cette description interprétative en regardant d’abord le projet de Libeskind, essayant de voir si il y a une vraie concordance entre ce que l’architecte voulait faire à la base, et ce qui a été réalisé. Nous essayerons également de percevoir en quoi Libeskind crée ici une œuvre symbolique, de sa conception à sa réalisation, quels ont été les idées et concepts qui l’ont amené à cette forme. Enfin, puisqu’il s’agit de la première réalisation réelle de l’architecte, nous analyserons comment s’est opéré la liaison entre théorie et réalité construite.

Le projet du musée juif de Berlin a été très tôt baptisé par Libeskind « Between the Lines, Jewish Museum, Berlin », et il y a plusieurs raisons à cette appellation. Lorsque Libeskind a commencé de réfléchir au musée, il s’est d’emblée muni de trois outils de travail plutôt surprenant : un plan de la ville de Berlin, le livre Sens Unique de Walter Benjamin[2], ainsi qu’une copie du Gedenkbuch, liste de tous les juifs allemands assassinés durant la seconde guerre mondiale, accompagnés de leurs dates de naissances, leurs villes, les dates de décès et le camps dans lequel ils avaient succombés. Daniel Libeskind procède alors étrangement : il relève des noms juifs au hasard dans des annuaires d’avant guerre, prend leurs adresses dans le Gedenkbuch, et relève également des adresses de personnalités berlinoises qu’il admire. Puis, il les associe par deux en tirant un trait sur le plan de Berlin partant d’une adresse à l’autre :

« J’ai ainsi « marié » Rahel Levin Varnhagen[3] au théologien Friedrich Schleiermacher[4] […] j’ai couplé les adresses de Paul Celan[5], dont la poésie aborde si profondément l’Holocauste, et de l’architecte Mies Van Der Rohe ; puis celle de l’auteur fantastique E.T.A Hoffmann[6] et de l’écrivain romantique Friedrich von Kleist[7] » (p116-117)

Au final, Daniel Libeskind s’est retrouvé avec un ensemble de lignes formant une étoile de David brisée, forme qui sera celle du musée juif. Cette première étape dans la conceptualisation du bâtiment est surprenante, mais elle nous permet de dégager encore une fois deux principes qui font l’architecture de Libeskind, le souvenir, la mémoire que l’on doit conserver et intégrer à notre présent, conjugué à l’espoir, à la croyance en un futur meilleur matérialisé par des « couples » de berlinois et de juifs disparus. Car Libeskind regrette profondément la désertion des juifs de Berlin, et considère que cette ville a perdu énormément dans sa culture en perdant la communauté juive, ainsi, ne pouvons nous pas voir dans ce premier grand symbole du musée une volonté de l’architecte de réunir à nouveau Juifs et berlinois? Nous comprenons aussi mieux l’appellation « Between the Lines », Libeskind nous invitant de cette manière à lire entre les lignes, ne pas s’arrêter aux noms qu’il a choisit de coupler, mais plutôt de comprendre la signification de ces couples. Aussi, certains critiques parlent de magie chez Libeskind, les choses semblent découler d’elles même, comme si, les rapports, les évidences naissaient par un processus mystérieux, comme si ces concepts paraissaient s’emboîter entre eux d’une façon à la fois surprenante, mais finalement tout ce qu’il y a de plus logique. C’est cette « magie » qui fait de l’architecture de Libeskind un langage universel, que chacun peut comprendre sans d’énormes difficultés.

La seconde étape dans la conception du musée est à mettre en relation avec la musique ; Libeskind nous explique qu’après avoir décidé de la forme générale du musée, il a voulut inscrire son bâtiment dans l’histoire de la musique. Alors, il a écouté l’opéra inachevé d’Arnold Schönberg[8], Moïse et Aaron, et a voulu que son musée fasse office de troisième acte. A priori, cela semble inapproprié et incompréhensible, cependant, à y regarder de plus près, on peut comprendre cette association entre musique inexistante et le musée lorsqu’on observe les Vides. Ces Vides sont des matérialisations paradoxales du néant qu’a fait naître l’Holocauste. Si on pense un instant à ce peuple juif qui participait et faisait la ville de Berlin depuis deux millénaires, et qui tout à coup, en quelques années, fut décimé par une haine absurde et irraisonnée, alors, on peut comprendre la volonté de Libeskind de poursuivre un opéra inachevé qui relate l’histoire juive, dans un bâtiment comblé par des vides et des silences.


« Entre ses murs de pierre, dans l’espace ultime du Vide, les protagonistes de l’opéra entonneraient un chant silencieux. Et au final, c’est l’écho des pas des visiteurs qui ferait entendre leurs voix » (p118)

La démarche artistique de Daniel Libeskind est emplie de sensibilité, mêlée à une vision du monde très personnelle, mais avec toujours une volonté d’universalité ; il aimerait que ces signes qui lui tiennent à cœur, et qui régissent jusqu’à la forme de son musée, puissent parler à tout le monde, et provoquer peut être pas une prise de conscience, mais au moins ôter l’oublie de nos mémoires et y faire germer l’espoir. L’architecte ne regarde pas plus que ça le cahier des charges qui lui est imposé, il préfère se laisser guider par ses sensations, ses perceptions, et crée un impact fort en rapport avec le thème qui lui est commandé. Nous avions vu plus haut comment Daniel Libeskind refusait le fonctionnalisme, nous voyons avec ses deux premières étapes qu’il fait passer l’étude du cahier des charges en second plan, comment l’architecte est avant tout un artiste. Les considérations budgétaires, les obligations formelles (ici il faut quand même des espaces dédiés aux expositions) ne sont pas ses premières préoccupations, il prend l’architecture comme un alibi pour exposer des œuvres d’art sensorielles, symboliques et cérébrales à la fois. Les années de théories qui ont précédées la première réalisation ne sont ainsi pas balayées d’un coup par les obligations qu’impliquent une telle commande, Daniel Libeskind reste fidèle à ses préceptes et à ses principes, l’architecture ne doit pas être impersonnelle, elle doit parler au monde, de la même façon qu’une œuvre d’art peut le faire, et, elle peut accessoirement constituer un abris pratique et utilisable.

Lorsque Libeskind envoie sa maquette et son rapport de projet, il l’écrit sur du papier à musique (ce qui renvoie encore ne fois au titre « Between the Lines »), la maquette est un collage de papiers, de photocopies du Gedenkbuch. Libeskind est audacieux, novateur, mais en aucun cas il ne s’agit de provocation, le projet lui tenant particulièrement à cœur et étant tout un symbole non seulement pour Berlin, mais aussi pour l’Allemagne (qui allait bientôt se défaire de son mur). Libeskind propose quelque chose dont la portée est forte, et en aucun cas il ne voudrait ne pas être compris, il dit même qu’il considérait son bâtiment comme « une sorte de texte destiné à être lu » (p119).

Malgré l’obscurité apparente d’un tel projet, malgré sa nouveauté qui effraie, le musée sera construit, et Daniel Libeskind attribue cette réussite à la volonté des berlinois de regarder vers le futur, de sortir de l’obscurantisme de la Guerre Froide. Ce qui est frappant, c’est qu’au départ, le musée n’en est pas un, ou plutôt, il s’expose lui-même, car comme nous l’avons vu, le bâtiment est resté vide d’exposition durant deux années mais est tout de même apparut aux visiteurs comme une expérience artistique. Aujourd’hui, certaines personnes regrettent même que le musée se soit « encombré » d’objets relatant l’histoire juive berlinoise. La réaction du public est en totale adéquation avec le projet de Libeskind, ce musée est une réussite car quiconque pénètre dans la tour de l’Holocauste par exemple, ressent le malaise, une sorte de honte culpabilisatrice qui amène inévitablement à la réflexion.

« Pouvais-je intégrer à la structure de ce musée, qui retrace 2000 ans d’histoire du Judaïsme en Allemagne, un espace ténébreux, implacable et désolé, à même de représenter tout ce que l’Holocauste a anéanti ? »(p73)

Le vertige, la peur de l’inconnu sont aussi des sensations que l’on perçoit en parcourant les Jardins de l’Exil. Ce sont des sensations proprement humaines, qui physiquement s’appliquent à tous, et à ce niveau là nous pouvons déjà féliciter Libeskind d’avoir su rassembler l’humanité sous ces failles physiques. Mais le visiteur sait ou il se trouve, et qui de nos jours ignore le génocide juif ? Alors, inévitablement, ces faiblesses physiques s’accompagnent de réflexions, de méditations, ou plus simplement de souvenirs, de recueillement. Avant d’arriver aux salles d’expositions, Libeskind nous invite à faire ce cheminement, il ne dicte rien mais suggère, la symbolique est partout, des fondations à l’apparence, il ne veut pas créer quelque chose de trop pesant dont on ne sort pas puisqu’il y a une issue… Cette suggestion est visible, Libeskind ne nous oblige à rien, et comme il le dit lui-même, son musée n’est pas juste un hommage aux juifs disparus durant le guerre, et c’est pour cela qu’il nous laisse le choix et place ces monuments très lourds en émotions dans des espaces peu visibles :

« En dernier ressort, l’enjeu de l’architecture est ce que l’on souhaite faire d’un lieu. Je serais très surpris que les gens aient envie d’évoluer dans un aquarium, si harmonieuse que soit sa conception (allusion aux tours résidentielles de Perry Street de Richard Meier). Il n’est pas bon que tout soit visible frontalement, certaines choses devraient peut être rester à l’abris de la lumière. Dans des recoins obscurs. » (p91)

Nous sommes loin, très loin d’un des principes fondateurs de la modernité formulés par Louis Sullivan* « Forms follows fonctions », la forme doit suivre la fonction. Le musée juif n’a pas de fonction propre, il veut simplement être. Et la forme ne suit rien du tout si ce n’est un miroir de l’histoire conjugué au futur.

c) Conclusion sur le musée Juif, quels seront les impacts dans la carrière de Libeskind ?

Le musée Juif de Berlin, première réalisation de notre architecte connaîtra un succès considérable, les visites ne baissent pas et le bâtiment a été totalement accepté par les berlinois. Libeskind est à présent considéré non plus comme un théoricien de l’architecture (même s’il était déjà connu et apprécié par le milieu), mais comme un architecte à part entière, un architecte novateur, soucieux de son impact et rigoureux dans ces travaux. Nous constatons que ce musée juif a été une réelle opportunité pour lui, non seulement pour se faire reconnaître, mais aussi pour affirmer en lui ce profond intérêt d’associer l’histoire, le futur et l’architecture. Gardons à l’esprit qu’il a entrepris deux années d’études d’histoire pour dit-il, se perfectionner dans son apprentissage de l’architecture, l’histoire lui parait donc d’emblée indissociable de son domaine d’exercice.

Cette idée va se renforcer dans les constructions qu’il a entreprises par la suite, la majorité étant dédiées à la mémoire. En effet, Libeskind construit beaucoup de musées qui abritent et symbolisent quelque chose d’historique. L’architecture aurait alors une fonction, mais totalement différente de celle entendue par les modernistes, qui souhaitaient une architecture fonctionnelle, pratique. Ici, Libeskind offre à l’architecture une dimension nouvelle, il lui offre la possibilité d’exprimer ce qu’elle abrite, mais pas seulement de manière à ce qu’on reconnaisse tel ou tel type de bâtiment (ce qui est un grand principe renaissant classique qui a longtemps perduré, un bâtiment doit tout de suite être identifiable), mais de manière à ce que le bâtiment fasse également partie de l’exposition. Après tout, pourquoi l’architecture se contenterait d’être un bien fonctionnel que l’on jugerait selon son degré d’harmonie des proportions, ou sa fonctionnalité ? Pourquoi se contenterait-elle d’abriter ? Et pourquoi ne deviendrait-elle pas une participante, une composante de tel ou tel musée ? Elle se doit de ne pas être impersonnelle et d’être imprégnée de son environnement et de ce qu’elle abrite, elle doit participer activement aux expositions et ne doit pas se cacher derrière un critère artistique en vogue. L’architecture doit assumer sa place, c’est elle que nous voyons en premier, elle et son caractère immuable, avec Libeskind, elle ne peut plus se défiler et doit refléter aux âmes qui la regardent leur histoire, leur futur, leurs vies d’hommes. On a souvent reproché à Libeskind de faire une architecture anti-sociale, clamant que ces constructions ne conviendraient jamais à des hommes. Peut être Libeskind n’est pas un architecte d’habitat, mais ce qui est certain, c’est que son art révèle d’une grande humanité, et même d’un profond humanisme.

Ma conclusion :

Je choisis de clore ce dossier en exprimant mes impressions personnelles, car il est vrai que cette étude m’a passionné de bout en bout et que je tenais à signaler que le manque de temps (notamment pour déchiffrer des documents en anglais ou en allemands) m’a un peu pressé et que j’aurai aimé pousser l’analyse un peu plus loin.

Je connaissais déjà un peu les travaux de Daniel Libeskind, puisque je m’intéressais déjà auparavant à des architectes comme Jean Nouvel ou Zaha Hadid, cependant, en approfondissant mes connaissances et surtout en lisant l’autobiographie de Libeskind, j’ai découvert une vision de l’architecture très émouvante. L’aspect un peu froid et technique que peut donner a priori le domaine architectural est avec Libeskind totalement effacé, les démarches, les réflexions et théories, le cœur que met cet architecte dans son art est remarquable. Il refuse que l’architecture soit élitiste et l’offre dans toute sa splendeur (autant esthétique que technique) aux hommes, sans la farder d’inutilités, mais en la chargeant de symboles et d’humanisme. Et c’est cet humanisme sincère qui m’a touché, je me rendais compte au fur et à mesure à quel point c’est cela qui guide Libeskind ; c’est toujours émouvant de regarder une de ces constructions – le musée Félix Nussbaum par exemple- et de savoir que cet homme a pensé à ce qu’il faisait, a pensé aux cœurs des personnes qui le visiteraient, et l’a élevé dans une forme magnifique dans cet optique. Daniel Libeskind n’est pas un architecte de la séduction, il ne cherche ni à plaire, ni à impressionner, mais seulement à être vrai, à exploiter ses sensations si humaines pour qu’elles parviennent à parler à l’humanité. Et c’est en cela qu’il me parait être un grand virtuose.

[1] Peintre et sculpteur israélien né en 1932, il a travaillé avec les sculpteurs minimalistes durant les années 60, puis s’est démarqué. L’installation qu’il fait au musée juif a reçue un succès fabuleux, sa simplicité doublée d’une efficacité déconcertante est une réussite totale.

[2] Philosophe, critique d’art et littéraire allemand d’origine juive, né en 1892, mort en 1940. Auteur d’œuvres littéraires majeures pour l’histoire de l’art, il est aussi l’initiateur du concept de l’aura, que l’on attribue à l’œuvre d’art. Auteur notamment de L’œuvre d’art à l’heure de sa reproductibilité technique.

[3] Ecrivaine romantique allemande d’origine juive, née en 1771, morte en 1833 à Berlin.

[4] Théologien et philosophe allemand protestant, né en 1768, mort en 1834, fondateur de l’Herméneutique moderne.

[5] Poète et traducteur allemand, né en 1920, d’origine juive, mort en 1970 après s’être jeté dans la Seine à Paris.

[6] Ernst Theodor Amadeus Hoffmann, écrivain, compositeur, dessinateur et juriste, né en 1776 et mort en 1822. Il inspira beaucoup d’auteurs romantiques, notamment le poète français Gérard de Nerval.

[7] Général fédéral prussien, né en 1762 et mort en 1823.

[8] Compositeur et théoricien autrichien, né en 1874, mort en 1951. Son influence sur la musique du XXème fut considérable, s’inspirant de Wagner et de Strauss, il repousse les limites de la musique et crée un œuvre forte et puissante. Il est à la base protestant mais d’origine juive, et après avoir constaté l’antisémitisme grandissant, il e reconverti au judaïsme en 1933.


11 janvier 2009

11 janvier 2009

Daniel Libeskind 1ère partie

L’étude de ce dossier portera sur le Musée Juif de Berlin, pensé et construit par l’architecte américain Daniel Libeskind. Cet architecte contemporain est l’un des plus fascinants à l’heure actuelle, ses édifices sont salués ou – plus rarement - critiqués, mais jamais ils ne passent inaperçus. Et pour cause, Daniel Libeskind est un artiste totalement novateur, tant sur la forme que sur la théorie, il se démarque de ses prédécesseurs par un style entreprenant et par une conception de l’architecture basée sur la pensée, la réflexion et le questionnement. Le titre du dossier « un humanisme profond » sera évidemment expliqué à travers les pages qui suivront, mais il peut être éclairci de manière plus probante dans l’autobiographie de Libeskind, Construire le Futur, d’une enfance polonaise à la Freedom Tower. De cette autobiographie passionnante nous comprenons mieux la sensibilité artistique de l’architecte, et la passion communicative qu’il voue à l’architecture.

C’est pour ces raisons que cette étude comportera un développement assez conséquent - mais loin d’être exhaustif - consacré à l’architecte lui-même, à sa carrière et à ses démarches artistiques. En effet, Libeskind étant un architecte qui longtemps exerça comme professeur, qui participa à de nombreuses manifestations artistiques en présentant nombre de projets et de théories. Longtemps il a été considéré, et encore aujourd’hui, comme un théoricien majeur, nous ne pouvions ignorer cette carrière. Il paraissait essentiel de décrire l’artiste et ses aspirations avant d’analyser une de ses œuvres majeures, sans quoi, nous serions passé à coté de certains points majeurs. Aussi, il est nécessaire de préciser que, Daniel Libeskind étant toujours en activité, certains de ses projets restent encore flous pour le public et les publications peu nombreuses, il a été difficile de dégager de façon précise son actualité, par conséquent, peu de lignes s’y consacreront.

En premier lieu, comme indiqué, nous allons essayer de cerner notre architecte, de lui attribuer des caractéristiques – en s’appuyant autant sur des éléments biographiques que sur des considérations plus propres à son domaine. Nous verrons donc comment se situe Daniel Libeskind aujourd’hui, par quelles étapes il est passé et dans quel contexte il a évolué.

 La suite de notre étude se resserrera sur l’œuvre proposée, le Musée Juif de Berlin, analyse qui se fera doublement avec d’une part une analyse formelle et d’autre part une analyse plus intellectuelle, qui semble absolument nécessaire. Il paraissait impensable de s’arrêter à une description sèche au vu de toute la portée symbolique que contient cette construction.


 

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I) Situation de l’architecte dans le monde contemporain et dans l’histoire de l’art

 

a) Repères biographiques, une carrière atypique.

 

L’architecte Daniel Libeskind est d’origine juive, il est né en 1946, dans la ville de Lodz au cœur d’une Pologne en plein traumatisme post-guerre mondiale. A l’âge de 11ans, sa famille et lui quittent la grise Pologne pour s’installer en Israël où il reste deux ans avant de partir pour New York, ville qu’il considère aujourd’hui comme Sa ville. Cette enfance mouvementée en déménagements successifs aura des répercutions sur sa vie d’adulte, en effet, il déménagera des dizaines de fois à travers le monde :

 

 « Avec mon épouse et nos enfants, j’ai déménagé 14 fois en l’espace de 35 ans. Plusieurs mondes coexistent dans mon esprit, et tous participent aux projets que j’entreprends ». (p16)[1]

 

  Libeskind le dit lui-même, il n’était pas prédestiné à l’architecture, mais à la musique, à l’accordéon ; en effet, ses parents ne voulant pas attirer l’attention des antisémites avec un piano dans leur appartement avaient préféré pour lui le « clavier vertical ». Très vite il se fait remarquer et on le qualifie alors de virtuose. Il joue aux côtés du grand violoniste Itzhak Perman[2] et reçoit une importante bourse au conservatoire de l’AICF[3]. Mais l’accordéon a ses limites dans la virtuosité du répertoire classique et c’est quand le jeune Daniel en prend conscience qu’il s’acharne – le terme n’est pas exagéré - sur le dessin : « Jusque tard dans la nuit, je me livrais à de furieuses séances de dessins qui me donnaient des crampes dans les doigts » (p19). Néanmoins, le dessin ne promet pas à l’architecture d’emblée et c’est lors d’une discussion avec sa mère – Dora Libeskind - que l’adolescent s’intéressera à cette voie. Dora qui refusait de le voir devenir artiste sans le sou, lui propose de devenir architecte en argumentant d’une façon dont les mots ont tout particulièrement ravi le jeune Libeskind :

 

« L’architecture est un métier, et aussi une discipline artistique […] Tu peux toujours faire de l’art en faisant de l’architecture, mais pas de l’architecture en faisant de l’art. Tu feras d’une pierre deux coups » (p21).

 

Daniel Libeskind est à plusieurs égards un architecte original, voire marginal ; ce qui est le plus frappant et le plus étonnant dans sa carrière, c’est qu’il n’a construit aucun bâtiment avant le musée juif de Berlin, alors âgé de 43 ans lorsqu’il remporte le concours. Jusqu’à cet événement crucial dans sa carrière d’architecte, Libeskind se consacre corps et âme à l’enseignement et à la théorie de l’architecture, ce qui inclut évidemment le dessin. Il se considère lui-même comme un « éternel universitaire ». Jusqu’en 1965, Daniel Libeskind étudie à New York à la Bronx High School of Science dont l’enseignement est essentiellement basé sur les mathématiques et les sciences, ainsi que les Lettres et les Sciences Humaines. Il poursuit ses études supérieures à la Cooper Union for the Advancement of Science and Art (Union Cooper pour le développement de la science et de l'art)[4]. Cette école est l’une des plus réputées et des plus sélectives des Etats-Unis, on y délivre des diplômes d’architecture, d’ingénierie et aussi d’art. Parmi ses professeurs on compte plusieurs architectes célèbres dont Richard Meier[5] et Peter Eisenman, qui par leurs charismes et leurs carrières forment de grandes figures aux yeux de Daniel Libeskind. Néanmoins, Libeskind se détachera vite de Meier et de ses principes architecturaux à la suite d’une expérience de travail avec le « maître » qu’il considéra comme dégradante et anti-éducative. De plus, Libeskind ne veut pas entrer dans l’esthétique pratiquée par Meier, qui lui impose de reproduire les lignes épurées, blanches et géométriques qu’il affectionne. Le jeune Libeskind quittera donc très précipitamment le cabinet de Richard Meier. Cependant, on ne peut certainement pas en dire autant quant à l’influence de Eisenman sur notre architecte ; les deux hommes ont en commun une nouvelle conception de l’homme au sein de l’architecture. Auparavant, dans la tradition moderniste, l’homme est au centre de la construction et il en régit les proportions et les formes, ainsi, les hauteurs de plafonds, la lumière, les formes et les proportions dites harmonieuses se formalisent. Mais chez des architectes comme Libeskind ou Eisenman, cette régularisation, n’est plus en accord avec l’homme d’aujourd’hui qu’ils considèrent instable, perdu, fragmenté et complexe :


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Hight Museum of Art, Atlanta, 1983, Richard Meier.



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Mémorial de l’Holocauste, Berlin, Eisenman


« Mies Van Der Rohe, Walter Gropius et les autres grands maîtres du modernisme soutiennent qu’un édifice devrait montrer au monde un visage neutre. Une telle philosophie est un peu surannée à mon goût. De la neutralité ? Après les cataclysmes politiques, culturels et spirituels qui ont marqués le XXème siècle, peut-on vraiment aspirer à une réalité aseptisée ? A-t-on sincèrement envie de s’entourer de bâtiments neutres et sans âme ? Ou préférons-nous affronter nos histoires, les complexités et les désordres de la réalité qui est la nôtre, nos émotions les plus pures, afin d’inventer une architecture pour le XXIème siècle ? » (p22)

 

En 1970, Libeskind ne considère pas son diplôme d’architecte comme suffisant, c’est pourquoi il part au Royaume-Uni étudier et approfondir ses connaissances en Histoire et en Sciences Humaines en général à l’université D’Essex. Dans sa biographie «Construire le Futur, D’une Enfance Polonaise à LA Freedom Tower », on comprend l’attachement quasi obsessionnel que fait Libeskind à l’histoire et surtout à la mémoire. Ses parents étant survivants de l’Holocauste, Libeskind a avec lui un passé lourd et chargé émotionnellement, et il décide de devenir un des représentants du passé, voulant sans cesse montrer au monde l’horreur de son histoire tout en intégrant à ces exhibitions terrifiantes un espoir nouveau, une volonté de faire mieux demain qu’hier, de comprendre le passé, de l’assimiler et de le porter en soi afin de le digérer pour emprunter une voie pleine d’espoir. Ces théories humanistes, Libeskind veut qu’elles s’adressent à tous, il ne veut pas faire une architecture vide de sens qui se contente de ses formes harmonieuses, il préfère donner un message fort, il veut causer un impact sur les visiteurs et c’est certainement pour cela qu’il se concentrera durant de longues années à la théorie et à la réflexion plutôt qu’à la réalisation. Car avec une telle ambition, il ne faut pas se tromper.

De retour aux Etats-Unis, il enseigne à la Cranbrook Academy of Art[6] de 1978 à 1985 en tant que directeur du département d’architecture. Libeskind en parle sans gène, il raconte que lors de ces cours, il n’hésitait pas – en dehors de l’enseignement obligatoire - à délivrer ses propres idéaux et ses théories quant à une architecture du futur. En 1985, Daniel Libeskind participe à la (prestigieuse) biennale de Venise où il fait forte impression avec des maquettes de machines en bois qui brûleront plus tard dans un incendie à Genève. Toujours la même année, Libeskind et sa famille – sa femme Nina et ses deux fils - s’installent à Milan où notre architecte livre des cours à son propre domicile qu’il baptise « Archirecture Intermundium » dont le second terme a été emprunté au poète britannique Samuel Taylor Coleridge[7]. Ce cabinet privé d’enseignement plaisait beaucoup à Libeskind, qui enseignait à sa façon et sans aucune contrainte des préceptes aussi bien architecturaux qu’urbanistes.

Trois années plus tard, en novembre 1988, Libeskind reçoit chez lui une lettre qui lui apprend qu’il est invité pour le concours d’une extension au musée de Berlin, afin de créer un Jüdische Abteilung, un département judaïque. Malgré l’appellation Jüdische Abteilung qui déplait fortement à Libeskind[8], il accepte d’y participer et emporte le concours en 1989. Malgré des perturbations de différents ordres, le musée voit le jour et son succès en 1999, encore vide.

Il faut noter aussi avant d’énumérer les constructions opérées par Libeskind à la suite du musée de Berlin, sa participation en 1988 à une exposition importante au musée du MOMA à New York. Cette exposition appelée « Deconstructivist Architecture » est organisée par l’architecte américain Philip Johnson[9] et le théoricien et architecte néo-zélandais Mark Wigley. On découvre  lors de l’exposition d’importants architectes aujourd’hui mondialement connus, regroupés ici sous le terme de déconstructivistes dont nous développerons la définition plus bas : Frank Gehry, Peter Eisenman, Zaha Hadid, Bernard Tschumi, Rem Koolhaas, l’agence autrichienne Coop-Himmelbau, et bien sûr Daniel Libeskind. Cette exposition est importante car c’est la première fois que ces architectes sont réunis et que l’on découvre une autre pensées de l’architecture, ne dérivant pas du modernisme, le contrant plutôt. Le succès est important, et les visiteurs aussi bien que les critiques se montrent intrigués, curieux et souvent enchantés de cette nouveauté.

L’exposition associée au musée Juif de Berlin entraîne inévitablement le succès et la renommée de Libeskind, à qui l’on confie alors des projets de grande envergure à travers le monde ; en 2002, il signe l’Imperial War Muséum North à Manchester, extension du Musée Imperial de la Guerre qui relate surtout les faits de la Première Guerre Mondiale. Fidèle à lui-même Libeskind nous propose une architecture où les angles droits sont proscrits, où les lignes ne sont jamais ni vraiment horizontales ou verticales, où les inclinaisons de plafonds et de sols ne permettent plus une orientation habituelle. Cette désorientation se veut symbolique, Libeskind veut ici montrer l’éclatement provoqué par la guerre[10], tout en le réunifiant sur un même site. Nous constatons ici la démarche de l’architecte qui désire montrer l’histoire et ses horreurs tout en créant un nouvel espoir.

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Imperial Museum of War, Manchester, Libeskind

En 2002-2003, Libeskind construit un autre musée dédié à la culture juive, mais cette fois à Copenhague au Danemark, il s’agit du Danish Jewish Museum ; ce projet est difficile car Libeskind doit aménager l’intérieur d’un bâtiment du 17ème siècle et ainsi faire coïncider une architecture du passé avec une architecture du futur. Le projet sera construit et l’enjeu réussi ; l’architecte parvient à intégrer à cette structure carrée aux murs horizontaux et perpendiculaires une forme angulaire ressemblant à une galerie, qui ne s’accapare pas tout l’espace, laisse des vide et offre encore une fois une orientation perturbée, le visiteur étant pris dans une sorte de labyrinthe dont la structure évolue sans cesse.

 

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     Danish Jewish Museum, Copenhague, Libeskind

Façade

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             Danish Jewish Museum, Copenhague, Libeskind, 

           Vue intérieure                                        Maquette, en vue aérienne    


Durant l’année 2003, Libeskind construit un petit édifice à Osnabrück en Allemagne dédié au peintre allemand Félix Nussbaum, juif victime de l’holocauste en 1944. Cette « maison » doit abriter les peintures de l’artiste, mais Libeskind réalise quelque chose de plus ambitieux ; il construit trois bâtiments distincts : un premier volume destiné à accueillir les peintures de Nussbaum ainsi que des expositions temporaires, un second volume sous forme de tour de 11 mètres de haut, réalisé en ciment et dont l’intérieur est une superposition de couloirs sombres car la seule baie se trouve en haut de la tour. Le troisième volume est une passerelle en forme de gros cube qui relie le nouveau bâtiment de Libeskind à l’ancien déjà préexistant, ce « pont » est revêtu d’une couverture de zinc. L’intérieur de ces volumes constituent encore une fois des espaces qui semblent sans cesse en évolution, le visiteur avance parmi les angulosités, de mystérieux recoins, on a la sensation d’avoir plusieurs possibilités pour traverser ce musée, on a l’impression que Libeskind nous donne le choix, or les impasses, les vides et les noirs sont souvent les aboutissements de ces fausses possibilités.

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Musée Félix Nussbaum, Osnabrück, Libeskind

En 2004, le projet de Libeskind est accepté parmi plus de 50 propositions pour construire une extension au Musée Royal de l’Ontario à Toronto. Le musée préexistant est une vieille bâtisse datant des années 1870, dont le style italianisant, alors très en vogue, nous parait un peu lourd aujourd’hui. L’extension proposée par Libeskind est radicale ; radicale dans le changement qu’elle propose, radicale aussi dans l’affirmation de l’artiste et de son esthétique. A l’encontre de la lourdeur de l’ancien bâtiment, il nous invite à une expérience plutôt aérienne, qui semble étrangement s’être posée là. L’étanchéité de la pierre est contrebalancée par l’aspect cristallin et l’effet de transparence des ouvertures. Ces ouvertures justement rythment la façade de manière surprenante, elles se promènent le long de la façade, sans tenir compte de la verticalité ou de l’horizontalité, elles ne tiennent pas compte non plus des reliefs opérés par les angles des murs et les traversent, les contournent sans volonté d’ordre ou de symétrie. On a la sensation que Libeskind défie les lois de la pesanteur avec ces deux volumes qui font mine de tomber de chaque côté, il nous invite à regarder l’architecture d’une nouvelle façon, nous dévoilant avec une grande habileté technique des recoins, des angles que nous ne percevons pas d’habitude. Comme s’il voulait nous faire participer à la conception du bâtiment, il joue sur le caché-montré.


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Musée Royal de l'Ontario, Toronto, Libeskind 

 


 


Aujourd’hui Libeskind a plusieurs projets dont le Contemporary Jewish Museum à San Fransisco, le Grand Canal Performing Arts Centre and Galleria à Dublin, ou encore le Military History Museum à Dresde en Allemagne.

Pour conclure ce rapide parcours de l’œuvre de Libeskind, il semble nécessaire de parler du projet de reconstruction du World Trade Center, projet appelé Ground Zero[11]. Ce projet a suscité énormément de controverses et a fait couler beaucoup d’encre. Les cabinets d’architectes, mêlés aux promoteurs, et aux centres d’affaire se sont battus à coups de propositions diverses, de conceptions différentes, pour finalement confier la reconstruction à Daniel Libeskind, qui sera bien sûr accompagné d’autres architectes pour repenser le site (on pense à l’architecte français Jean Nouvel). Libeskind raconte dans sa biographie l’émotion intense qu’il a ressenti lorsqu’il est descendu dans le cratère causé par l’effondrement des tours, il s’est senti personnellement touché et c’est au fond du Ground Zero qu’il comprend qu’il ne doit pas y avoir un World Trade Center 2 mais un mémorial où chaque new-yorkais pourra se rendre (pour la mémoire) ainsi qu’un bâtiment symbolique qui refléterait l’espoir et la volonté d’une ville de se reconstruire. Ainsi va naître son projet de la Freedom Tower, une tour de 1776 pieds renvoyant à la date d’indépendance des Etats-Unis, surplombée par une flèche de 82 mètres qui fera écho à la flamme de la Statue de la Liberté[12], et Libeskind imagine une structure telle qu’elle laissera une lumière sans encombre sur les deux emplacements des tours chaque 11 septembre aux heures des attentats. D’autres structures seront également développées sur le site, le mémorial sous terre, trois tours d’envergure gigantesque[13] et une quatrième à ce jour terminée.

Libeskind dit ceci à propos de la reconstruction du World Trade Center :

 

« D’où est-ce que je tire mes idées ? J’écoute les pierres. Je lis les visages autour de moi. J’essaie de jeter des ponts vers le futur en regardant le passé d’un œil lucide. Est-ce que cela vous semble artificiel ? J’espère bien que non, car un bâtiment ne devrait jamais être larmoyant ou nostalgique ; il devrait toujours parler à notre époque. »

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Maquette numérique du projet Ground Zero


Cette rétrospective des constructions de Daniel Libeskind a quelque chose de frappant, elle nous permet de voir comment l’architecte choisit ses projets, qui ont de manière récurrente un lien avec une catastrophe historique, et donc, un lien avec la mémoire. Ceci nous amène à constater deux choses : Libeskind construit une architecture symbolique, mais symbolique surtout à cause de la sensation qu’elle nous fait ressentir, ainsi, il s’adresse aux hommes, ils leur parle dans un langage universel que chacun est à même de comprendre. La seconde chose, c’est que si Libeskind choisit souvent ce type de bâtiment, c’est pour montrer que le futur ne doit pas ressembler au passé ; ses bâtiments sont dérangeants, déroutants, ils amènent à la réflexion et nous disent qu’il faut croire au futur, qu’il ne faut pas oublier mais plutôt construire l’avenir, avec des symboles forts et des principes exemplaires.

« Mon passé d’immigrant, le sentiment de décalage que j’ai souvent éprouvé dans ma jeunesse m’ont invité à créer une architecture différente, susceptible de refléter une compréhension de l’histoire postérieure à un désastre mondial » (p22)

 

b) Libeskind peut-il se classer ou s’apparenter à différents mouvements artistiques ?


Nous allons essayer d’éclairer à présent les positions esthétiques et artistique que Daniel Libeskind occupe dans le monde actuel, en nous appuyant sur des faits, sur des mouvements architecturaux le précédant ou coexistants, en essayant aussi de comprendre pourquoi l’architecte n’a-t-il pas construit durant de longues années. Pour Libeskind, la théorie (conception, dessins, notes etc.) dépasse-t-elle la construction ?

Comme nous venons de l’indiquer, Libeskind fut longtemps absent des chantiers de construction, après avoir terminé ses études d’architecture en 1972, aucune réalisation n’entrevoit la jour jusqu’au Musée Juif de Berlin. A priori, cette attitude nous apparaît comme le comble, le paradoxe ultime de tout architecte, cependant, le fait de théoriser l’architecture n’est pas un fait nouveau, et certains esprits des siècles précédents justifient cette attitude ; nous pensons à Etienne-Louis Boullée[14] qui déclarait ceci :

 

 « Qu’est ce que l’architecture ? La définirais-je avec Vitruve, l’art de bâtir ? Non. Il y a dans cette définition une erreur grossière. Vitruve prend l’effet pour la cause. Il faut concevoir pour effectuer. Nos premiers pères n’ont bâti leurs cabanes qu’après en avoir conçu l’image. C’est cette production de l’esprit, c’est cette création qui constitue l’architecture ».[15]

 

 L’architecture ne résiderait donc pas dans sa réalisation, mais dans sa conception, dans le fait d’imaginer, de concevoir, de dessiner, de penser à un possible bâtiment, en tenant compte des effets extérieurs, des contraintes et des possibilités. Libeskind, à qui le symbole du bâtiment est très cher, voit l’architecture d’une toute autre manière que nous la percevons, pour lui, le terme d’architecture ne désigne pas le bâtiment, il considère que c’est l’art de le concevoir, tout le travail préalable à la réalisation, voilà ce qu’est l’architecture. En ceci, Libeskind refuse la notion de fonctionnalisme ; en effet, le terme de fonctionnalisme s’épanouit avec les architectes modernistes, les artistes du Werkbund[16] et plus précisément ceux du Bauhaus placent au même niveau la fonctionnalité et l’esthétique. Pour eux, l’architecture doit être des bâtiments qui mêlent artisanat industriel, fonctionnalisme et rationalisme, ainsi les réalisations se dépersonnalisent, reflètent la communauté plutôt que l’individu, elles se standardisent. La modernité construit en masse, industriellement, elle se soucie des besoins directs plutôt que du contexte, elle préfère répondre à une demande d’ordre pratique (loger des personnes) que de tenir compte de l’état du monde, elle loge des corps, mais loge-t-elle des esprits ? L’aspect artisanal et artistique pour tous, prôné par les modernistes peut répondre oui à cette interrogation, néanmoins, c’est le refus d’individualiser, de construire une structure jusqu’à son ameublement de manière répétitive qui laisse planer le doute.

Le Weissenhofsiedlung, quartier de Stuttgart construit en 1927 par une flopée d’architectes modernistes – Mies Van Der Rohe, Le Corbusier, Gropius, ou encore Behrens entre autres - a été l’occasion d’exposer au monde la vision moderniste de l’architecture. Chaque architecte propose une ou plusieurs réalisations pour arriver à un total de 21 structures recensant en tout une soixantaine d’habitations pour travailleurs. Ce lotissement est emblématique, emblématique de l’architecture moderniste, et emblématique aussi de ce que Libeskind refusera.

 

« Les grands architectes modernistes du XXème – Le Corbusier, Mies Van der Rohe, Erich Mendelsohn - se sont fait un plaisir de l’ignorer (le fait de trouver sa place), rompant les liens avec le passé. Plus précisément, ils jugeaient que leur mission consistait à imposer leur propre vision du monde, et ils l’ont accomplie avec brio, quoique avec un succès inégal. Un bâtiment signé Mies se reconnaît d’emblée, qu’il soit à Berlin ou à la Havane. Cette première génération d’architectes – comme celle qui essaie aujourd’hui de marcher sur ces brisées - a senti que, foncièrement, l’architecture se définissait par un esprit d’autorité, qu’elle était élitiste. Mais après les courants désastreux qui ont agités le XXème siècle, est-il encore possible de souscrire à un quelconque « isme » - modernisme, autoritarisme, totalitarisme, communisme ou fondamentalisme ? L’architecture doit se garder des étiquettes. Ce que réclame le XXIème siècle est une nouvelle philosophie de l’architecture, fondée sur les idéaux de la démocratie » (p58-59).


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Weissenhofsiedlung, vue aérienne, Stuttgart


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    Constructions respectives de Le Corbusier et de Mies Van Der Rohe au  Weissenhofsiedlung   


 

 

Cette manière de penser l’architecture provient aussi certainement de l’influence des artistes conceptuels que Libeskind a pu côtoyer à la fin des années 60 – début des années 70. Ces groupes d’artistes réunis sous la bannière « artistes conceptuels » n’avaient pas pour but l’objet fini, ils ne considéraient pas que l’art se matérialise uniquement dans un objet abouti. Pour eux, « l’art ne doit être qu’une exploration de lui-même », formule qui dévie du fonctionnalisme en peinture en s’appliquant à tout l’art. Les artistes conceptuels ne cherchent pas à créer un nouveau répertoire de formes, ils veulent au préalable poser des questions à l’art, retrouver sa nature. Ainsi, l’expression artistique surpasse, devance l’œuvre d’art, l’objet fini, et cette démarche est très largement similaire à celle que fait Libeskind durant la première partie de sa carrière – jusqu’au musée de Berlin. L’autre parallèle intéressant c’est que les artistes conceptuels ne se contentent pas de considérer uniquement l’objet d’art et son contexte de présentation, ils veulent également tenir compte de la définition artistique de cet objet, de sa portée symbolique, de son impact sur les hommes, ainsi que de son environnement social, philosophique et psychologique. Or nous avons vu dans la partie précédente que Libeskind accordait une importance primordiale au contexte historique dans lequel il se place, c’est un artiste qui tient compte de l’histoire qui le précède et de la portée, ou l’histoire symbolique du monument qu’il construit. Le critique et théoricien Alain Charre déclare ceci à propos de cette nouvelle génération d’architectes :

 

« L’urgence de produire une pensée de l’architecture plutôt que de construire des bâtiments est manifestée par un certain nombre d’architecte d’origines différentes mais qui, tous, ont croisé a un moment ou a un autre la volonté de renversement qui animait la génération des artistes conceptuels ».

 

Libeskind refuse ce qu’il appelle le « prétexte fonctionnaliste », pour lui le fait que l’architecture devrait d’abord être fonctionnelle, donc répondre à des besoins, crée une catastrophe dans son domaine. Selon lui l’architecture ne doit pas résoudre des problèmes matériels – d’ailleurs, quel art s’applique à cela ? -, mais elle doit d’abord se penser, s’interroger, se conceptualiser, se charger de sens, se créer un langage, et enfin s’adapter. Elle doit s’adapter car l’architecture est aussi évidement un abri d’humains, mais c’est la seule chose qui la différencie des autres domaines artistiques, et en cela, elle ne doit pas échapper à la volonté (nietzschéenne) de son créateur. Il n’y a donc pas vraiment de refus de créer, d’ailleurs, au moment où Libeskind est choisi pour construire le musée de Berlin, pas une seconde il ne se pose la question « En suis-je capable ? Suis-je vraiment un architecte ? ». Il sait qu’il en est un, et le fait de ne jamais avoir construit réellement auparavant n’est finalement qu’un détail. Daniel Libeskind ne refuse pas de construire, il refuse l’usage.

 

« Avant cela j’étais théoricien et universitaire, mais c’était principalement par le dessin que j’avais exploré l’architecture. Les idées, les concepts abstraits me passionnaient plus que la dimension utilitaire de la discipline. » (p104)

 

L’autre parallèle possible avec l’art conceptuel réside dans la résistance de se vendre ; il ne s’agit pas d’une résistance contestataire ou rebelle, mais d’une résistance formelle. Les artistes conceptuels proposent des choses dans leurs expositions qui sont « invendables », ceci car elles sont simplement des interrogations, des manières de suggérer la réflexion, de retrouver une essence artistique. Les présentations de chaises, de leur photographie et de leurs définitions de Joseph Kosuth[17] ont pour volonté de séparer le domaine de l’esthétique (qui tient de celui du jugement) et celui de l’Art. Il n’y a ainsi n’y usage pratique, ni usage esthétique, donc a priori, pas de valeur. Les croquis, les idées, les notes que Libeskind produit en masse durant toute sa carrière n’ont, elles non plus, pas d’usage et sont ainsi « invendables ». Libeskind accorde trop d’importance à son domaine pour simplement répondre à des commandes, il ne veut pas se compromettre car cela reviendrai à nier sa perception de l’architecture. L’architecture est une explosion d’idées, pas une explosion d’argent, d’urgence et de fonctionnalisme.

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One and Three Chairs, Joseph Kosuth, 1965



Alors nous pouvons répondre oui, la théorie – en comprenant bien tout ce que ce terme englobe - surpasse la réalisation, par son caractère infonctionnel, parce qu’elle contient l’essentiel, l’essence et que la réalisation est un bonus. A la question : Daniel Libeskind est-il l’antithèse du modernisme?, nous ne pouvons répondre trop radicalement, la définition d’un artiste par le biais d’opposition à ce qui le précède étant beaucoup trop réductrice et utilisé en histoire de l’art. Ainsi, pour poursuivre dans cette tentative de compréhension de l’artiste, nous allons maintenant aborder le qualificatif que beaucoup emploient au sujet de son art, le déconstructivisme.


c) Daniel Libeskind et le déconstructivisme

      Cette partie intitulée Daniel Libeskind et le Déconstructivisme vise à comprendre d’abord la signification de ce terme,
son histoire et son application, puis de l’associer à l’architecture en général et enfin à celle de Libeskind. Il sera donc essentiel de présenter le déconstructivisme d’abord sous sa forme philosophique. Nous remarquons aussi que ce terme comporte en lui un autre terme architectural, « constructivisme » sur lequel il conviendra également de revenir.  

Sans être une méthode ou un dogme philosophique, la déconstruction est une pratique intellectuelle, elle propose un ensemble de moyens pour parvenir à décrypter dans des textes littéraires et philosophiques, des sens cachés, des contradictions, des paradoxes, que le texte révèle de lui-même. Le philosophe Jacques Derrida[18], chef de file et initiateur de ce courant de pensée, estime que le sens réel d’un texte réside dans la différence qu’ont les mots entre eux, plutôt qu’à leurs significations. C’est un mode de pensée et d’analyse tirant évidemment ses bases de la linguistique, de l’analyse formelle des mots, cependant, Derrida ne s’arrête pas à cette analyse formelle puisqu’il tient également compte du contexte, de l’histoire. Aussi, la déconstruction n’est pas une destruction, elle ne vise pas à réduire à néant ce qu’elle analyse en soulevant uniquement des contresens ou des inepties, mais elle aspire à être la pratique révélatrice de la structure réelle d’un texte. Pour parvenir à ce résultat, Derrida nous explique que, cette différence entre les mots qui révèle le sens, est une différence « active », autrement dit, elle ne se contente pas d’être, mais elle participe activement au texte et c’est elle qui lui offre un sens. La déconstruction est donc la recherche de cette « différance » (terme choisi par Derrida pour sa consonance de participe présent qui confère au mot un caractère actif), qui permettra ensuite d’établir un certain nombre de paradoxes, de décalages ou de confusions.

Jacques Derrida propose alors de faire une « opération » sur les structures, voire les architectures traditionnelles des concepts. C’est là que nous arrivons à faire un parallèle entre cette pensée philosophique et l’architecture dite déconstructiviste.

 L’architecture déconstructiviste se base sur des concepts qui s’opposent, sur des principes s’opposant à la linéarité, elle est plutôt partisane de la fragmentation (terme qui revient souvent dans la philosophie de la déconstruction). Le déconstructivisme, tout comme la déconstruction, est un questionnement ouvert, il ne s’agit pas de détruire tel ou tel concept (on pense aux modernistes), mais de les questionner, de rechercher des réponses aux fondements, à la base de leurs évolutions. Dans le mot déconstructivisme, il ne faut pas entendre destruction, mais plutôt décortication ; de plus, que ce soit dans le domaine philosophique ou le domaine architectural, la déconstruction est toujours productive. En effet, en philosophie, elle questionne des textes non pas dans un but de correction ou de jugement, mais dans l’optique de faire naître et de montrer les sens cachés de ce texte. En architecture, le terme de déconstruction s’oppose à celui de construction, mot désignant la pratique même de l’architecture ; les déconstructivistes ont-ils pour volonté d’anéantir la construction ? On aurait pu se poser sérieusement cette question au vu de la carrière de Libeskind qui a passé de longues années à préférer la théorie à la construction sur le mode des artistes conceptuels, néanmoins, lui, ainsi que tous les architectes dits déconstructivistes ont tout de même bâti. Et c’est dans ces constructions ainsi que dans leurs démarches qu’il faut voir le phénomène déconstructiviste ; leurs œuvres proposent des formes a priori bancales, ouvertes telles des prismes de questionnements, elles se décomposent de leurs formes, les multiplient, en cachent certaines pour en exhiber d’autres. Les bâtiments se voulant déconstructivistes sont indissociables d’une certaine gymnastique cérébrale, ils appellent sans cesse aux questionnements – Daniel Libeskind offre des possibilités de réflexion sur l’histoire par exemple - mais cela peut aussi bien être des questionnements sur l’architecture elle-même.

Il convient maintenant d’illustrer notre propos en étudiant brièvement quelques édifices pour en dégager non pas des caractéristiques, car les architectes déconstructivistes proposent tous des choses assez différentes, mais des éléments autant formels que théoriques qui nous aiderons à visualiser cette architecture du questionnement.

L’institut du monde arabe à Paris, construit par Jean Nouvel en 1981 et terminé en 1987 est un bel exemple de cette volonté de ne pas faire dans l’impersonnalité ; Jean Nouvel, architecte français qui a participé à l’exposition « Deconstructivist Architecture » en 1988 nous propose ici un bâtiment chargé de symbolique, qui reflète ce qu’il abrite : il crée une façade qui au nord se tourne vers le Paris historique en proposant sur elle des allusions à ce vieux Paris. La façade sud lui a valu beaucoup d’admiration, elle nous montre quelques 240 moucharabiehs qui font référence à l’architecture géométrique musulmane. La fonction de simple abris est alors dépassée, le bâtiment devient reconnaissable parce qu’il s’intègre à ce qu’il abrite, parce qu’il ne se formalise pas, il tient compte du contexte tout en affirmant son caractère unique. Le musée Guggenheim de Bilbao, érigé par l’architecte américain Frank Gehry est un des musées d’art contemporains les plus appréciés et renommés au monde, tant pour ses collections que pour son architecture. Gehry nous propose une structure en titane, ondulante, avec des angles plutôt arrondis, des superpositions inattendues de courbes, et de surprenantes variations dans les lignes. Cette architecture reflète bien le phénomène de décomposition amené par le déconstructivisme, Gehry superpose sans linéarité, et ainsi dévoile au public les fondements de son édifice tout en en cachant d’autres. Il révèle des recoins que l’on n’a pas l’habitude de voir tout comme Derrida révèle des sens cachés dans des textes philosophiques. On ne détruit pas, on révèle et donc, on construit, le déconstructivisme est, en philosophie tout comme en architecture un mode de pensée créateur. Les constructions du parc de la Villette à Paris de Bernard Tschumi, ou encore les projets de tours dansantes de Zaha Hadid à Dubaï sont autant de bâtiments très différents les uns des autres, mais qui tous marquent une vraie nouveauté en architecture, passent outre la modernité qui domine depuis longtemps le domaine, et se créent chacun un univers propre, dans lesquels les artistes intègrent leurs préoccupations esthétiques, pour finalement donner à l’architecture un rôle nouveau, plus important, à l’impact plus fort. L’architecture déconstructiviste est critique, elle veut révéler et non pas cacher, elle dérange par des formes dans l’espace qui sont inhabituelles et perturbantes, et c’est en cela qu’elle critique, pour mieux proposer.

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Institut du Monde Arabe, façade sud, Paris, Jean Nouvel




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Musée Guggenheim, Bilbao, Frank Gehry

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Parc de la Vilette, Paris, Bernard Tschumi

 

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Tours Dansantes, Doubaï, Zaha Hadid



Néanmoins, le déconstructivisme ne tire pas sa forme uniquement du mode de pensée philosophique de la déconstruction. La dislocation des formes, la symétrie faussée, les lignes dansantes qui nous paraissent être totalement libres, tous ceci s’inspire en partie du constructivisme, qui naît avant guerre, et se développe de façon particulière en Russie, avec le suprématisme.

Tout d’abord, il est bon de noter que le constructivisme d’avant-garde russe prône la mort de l’œuvre d’art dans les musées, et affirme alors le caractère social que l’art doit alors prendre, ceci étant bien sur une pensée en partie modulée par le régime communiste naissant. Mais pas seulement, car au même moment en Allemagne, le Werkbund et le Bauhaus visaient une idée similaire : il faut faire de l’art social. Mais ce n’est pas tant sur le plan théorique que les déconstructivistes vont prendre appui, mais plutôt sur le plan esthétique et formel. En effet, les constructivistes russes jouaient d’une géométrie variable, les dessins de Vladimir Tatline[19] (on pense surtout au projet de tour pour un monument à la 3ème Internationale) sont révélateur d’une stabilité réfléchie mais qui semble menaçante. Le mouvement, les configurations spatiales non-linéaires, les paradoxes vide/plein, la diagonale plutôt que la verticale ou l’horizontale, la ligne fractionnée plutôt que la ligne continue, ces éléments propres aux constructivismes vont être repris par les déconstructivistes. Mais ils vont être repris de façon réfléchie ; en effet, comme nous l’avons vu plus haut, les déconstructiviste veulent proposer un sens critique, pour cela, ils reviennent aux bases du modernisme afin de la critiquer de manière positive, autrement dit, de manière créatrice. Mais, les bases de la modernité ne se trouvent-elles pas dans le constructivisme justement ? Ce mouvement d’avant-garde n’a-t-il pas inspiré les grands fondateurs de la modernité comme le Bauhaus ou Le Corbusier ? En faisant ce rapprochement, on s’aperçoit du cheminement très logique du déconstructivisme : comme en philosophie, il s’agit de retrouver les bases des textes, s’en inspirer pour les analyser et enfin en dégager les éléments fondateurs, qui peuvent alors être redécouverts d’une autre manière. Les architectes déconstructivistes replongent alors aux bases de l’architecture moderne, en étudient les caractéristiques, les théorisent, puis se les approprient d’une manière différente, en laissant apparaître ces caractéristiques tout en les critiquant au moyen de nouvelles formes esthétiques.

Le déconstructivisme ne cherche pas faire du beau, ses intérêts sont plutôt cérébraux que formels (mais ces deux éléments sont inévitablement liés bien sur) sans pour autant être une architecture élitiste. Faire du beau, du séduisant est finalement chose facile, il suffit de s’intégrer dans une tendance –pour reprendre un terme de Libeskind- et de l’appliquer. Le beau en architecture reviendrait presque à appliquer une méthode qui dicterait les proportions, les couleurs et la forme. Mais les déconstructivistes refusent cette « simplicité » car ils refusent de créer une architecture impersonnelle ; comme n’importe quel autre art, l’architecture ne devrait-elle pas s’affirmer et être le reflet d’une démarche réfléchie et personnelle ?


[1] Tous les passages de citations de Libeskind se terminant par l’indication de la page sont extraits de son autobiographie, Construire le futur, d’une enfance polonaise à la Freedom Tower.

[2] Itzhak Perman, né en 1945 à Tel-Aviv, considéré comme un des plus grand violoniste de la fin du XXème. Il a reçu de nombreuses récompenses malgré son handicap dû à une poliomyélite qui le contraint à jouer de son instrument assis.

[3] AICF : fondation culturelle américano-israélienne.

[4] La Union Cooper porte le nom de son créateur, l’industriel Peter Cooper, dont l’objectif était selon ces mots de développer des talents qui sinon auraient pu se perdre.

[5] Richard Meier est un architecte américain né en 1934, il a construit plusieurs musées à travers le monde comme le Hight Museum of Art à Atlanta, le musée d’art contemporain de Barcelone, ou encore celui des arts décoratifs de Francfort. En 1984, il reçoit le prix Pritzker qui le couronne de 100 000 dollards.

[6] Ecole d’art américaine du Michigan enseignant aussi bien le design, l’architecture, la céramique, que la photographie, la peinture ou encore la sculpture.

[7] Coleridge (1772-1834) est un célèbre poète et critique britannique brillant, il mène une vie assez vagabonde Il remit au goût du jour l’intérêt pour le Moyen âge en Grande Bretagne. Il écrit dans beaucoup de journaux et est très apprécié pour ses discours en public. Auteur entre autres de La complainte du Vieux Marin, ou encore de la pièce Osorio, plus tard appelée Remords.

 

[8] « Mais cette expression ! C’était précisément celle qu’employait Adolf Eichmann, le lieutenant-colonel SS qui a organisé le cantonnement des juifs dans les ghettos, puis leur déportation vers les camps dans des wagons à bestiaux. C’est le Jüdische Abteilung der Gestapo qui a été chargé d’organiser la solution finale […] Les responsables du concours n’avaient pas dû beaucoup réfléchir aux implications historiques. » (p101-102).

 

[9] 1906-2005, architecte important dans les courants modernistes puis post-modernistes, il dirige le MOMA durant les années 30 et organise de nombreuses expositions importantes. Détenant du prix Pritzker en 1979, année de création de ce prix.

[10] Eclatement matérialisé par trois éléments : la tour Air Shard (éclat d'air), le Earth Shard (éclat de terre) et le Water Shard (éclat d'eau) qui représentent les arènes où le conflit s'est déroulé.

[11] Ce projet est nommé ainsi car l’expression anglaise « Ground Zero » désigne l’emplacement au sol d’une explosion. Elle est aussi associée au site des attentats du 11 septembre pour appuyer le fait que rien n’a encore été construit à cet endroit.

[12] La statue de la Liberté est très importante pour Libeskind qui garde un souvenir impérissable de son entrée à New York lorsqu’il était enfant. Il nous explique qu’elle a exercé une fascination sur lui, représentant à ces yeux la liberté de l’homme. Il nous dit aussi qu’aujourd’hui la Dame de la Liberté est caricaturée dans l’esprit de beaucoup d’américain, mais que pour un immigré comme lui, elle restera à jamais un symbole d’espoir.

 

[13] Un premier Building signé Norman Foster mesurant 408.2 mètres de haut prévu pour 2012. Un second de la main de Richard Rogers atteignant les 382.6 mètres de hauteur. Et un troisième plus petit par l’architecte japonais Fumihiko Maki qui s’élèvera à 288.7 mètres.

[14] Architecte et théoricien français né en 1728 et mort en 1799. Il est célèbre pour ses projets novateurs (projet de cénotaphe à Newton), et aime à imaginer des constructions gigantesques à l’image de la nouvelle perception de l’homme alors véhiculée par les Lumières.

[15] Citation extraite du volume Architecture. Essai sur l’art, rédigé vers 1796 et publié en 1953.

[16] Nom complet Deutscher Werkbund, l’association allemande des artisans, fondation initialisée par Hermann Muthesius en 1907, qui promouvait la modernité de l’art (y compris l’architecture) en y incluant les principes de l’artisanat et ceux de la production industrielle.

[17] Né en 1945, artiste, qui devient vite le chef de file du mouvement d’art conceptuel, auteur de L’Art après la Philosophie, il pense d’abord l’art comme étant une idée, un concept et refuse la vision matérialiste de l’œuvre d’art. Il déclare : « Tout l’art (après Duchamp) est (par nature) conceptuel, car l’art n’existe que conceptuellement ».

[18] Né en 1930, mort en 2004, philosophe français, professeur à l’école normale supérieure, il est celui qui a traduit les termes allemands «Destruktion et Abbau »,  émis par Heidegger par le terme déconstruction, qui sera le mot clef de toute sa pensée. Philosophe reconnu en Europe et outre atlantique, il connaîtra de nombreux détracteurs, notamment des linguistes, mais sera à sa mort salé comme étant un penseur majeur du XXème siècle.

[19] Né en 1885 et mort en 1953 à Moscou, peintre, sculpteur et grande figure de l’avant-garde constructiviste russe. Il a côtoyé les cubistes et les futuristes et proposera au gouvernement russe la fameuse tout pour la troisième internationale qui ne sera jamais réalisée.

11 janvier 2009

Ce qui va suivre...

Bonjour à tous,

Alors j'écris ce petit post après mon introduction pour vous dire que je vais à présent poster un article assez long sur un artiste, un architecte plus précisément, qui m'a particulièrement touché et qui a sa place dans ce blog. Il s'agit de Daniel Libeskind.

Suite à l'envoi de post sur différents artistes, je ferai des récapitulatifs qui montreront je l'espère, l'utilité de l'art dans ce monde, et j'essaierai de monter ces réflexions de manière philosophique, afin qu'elles nous amènent à réfléchir... et pourquoi pas à agir.

11 janvier 2009

Introduction

L’homme a la faculté d’être heureux et de ressentir ce bonheur au moment où il se produit, comme une étincelle magique que l’on aperçoit en un clignement d’œil, mais ce bonheur est souvent individualiste, ou réduit à un très petit nombre de personnes (couple, famille, amis). Alors que nous vivons dans un monde surpeuplé et que nos sociétés s’organisent sur le collectif, les gouvernants pensent que ces pointes de bonheurs individuels peuvent être dangereuses, parce qu’elles montrent à l’homme qui en est bénéficiaire sa capacité mentale réelle et son aptitude à vivre heureux hors d’un système établi. Pour éviter tout danger, nos sociétés fabriquent du bonheur prémâché, du divertissement censé provoquer l’extase, ceci pour montrer aux hommes qu’elles ne les privent pas de bonheur… Ces divertissements sont souvent de caractères extrêmement triviaux, simplistes, et ne présentent aucun intérêt quant à l’évolution intellectuelle ou sensible des humains. Il y a la télévision et tous les médias, il y a aussi la politique et ses tumultes dignes de téléfilms. Ces débilités déguisées s’emparent d’un cerveau humain déjà contraint toute la journée à son travail par des occupations qui sont souvent rébarbatives et désagréables, ou encore stressantes. Arrivé chez lui le cerveau humain se réjouit d’avance parce qu’il y a la star ac’ ce soir et qu’il va enfin pouvoir se décontracter, avoir des frissons, et, en quelque sorte éprouver du bonheur… Il pense être enfin libre de ses contraintes de la journée en se procurant lui-même du plaisir, et même s'il est conscient de la stupidité du moyen par lequel il se le procure, il a la sensation de le choisir, d’en être maître et de pouvoir en user tant qu’il veut, c’est son bonheur secret. Le problème c’est que ce « bonheur » est formaté, il est pensé, étudié, testé approuvé puis diffusé à des cerveaux fatigués, à des esprits prisonniers d’un système qui ne veulent plus faire l’effort d’être vraiment heureux. C’est bien commode pour nos gouvernants, ainsi, les masses se tiennent tranquilles et ne font pas d’émule, elles ont la sensation d’être libre, mais elles n’ont même pas de temps libre en réalité, puisque qu’il est indirectement contrôlé par tout les médias et autres principes de nos sociétés.

Le constat fait peur, comme dans 1984 de Orwell, les gens ne se rebelleront jamais parce qu’ils n’en ont pas l’intelligence, pire encore, cela ne leur vient même pas à l’esprit parce qu’ils ont quand même la sensation d’être dans une société libre et qu’ils jouissent tant qu’ils le veulent…

Alors, si par hasard il y a encore des âmes dans ce monde qui font l’effort de dire non, de ne pas se laisser emporter par le flux de la facilité intellectuelle, qui pensent et veulent accéder à un réel bonheur doublé d’une capacité mentale, intellectuelle et sensuelle vraie et non pas aliénée par nos société, alors que ces gens-là diffusent la culture, la curiosité, que ces gens-là parlent d’art, d’amour et de Vie, que ces gens-là rattrapent les autres qui se sont égarés pour que l’humanité redevienne humaine. Car ce qui fait l’humanité de l’homme, c’est qu’il est libre, libre de quoi ? Libre d’être heureux et non contraint.

Ce texte sur le bonheur et la liberté peut a priori paraître prétentieux, hautain, dirigiste, et quelque peu naïf mais ce n’est pas du tout mon intention, j’ai juste envie de croire que ce monde n’est pas perdu, ou alors s'il l'est, laissez-moi le temps de voir sa déchéance finale et d’apprécier sa reconstruction. Mais je reste optimiste, humaniste diraient certains, et j’aimerai pouvoir redonner leur conscience aux hommes, leur rendre leur liberté. Ce n’est pas par prétention, je crois que simplement j’aime les hommes parce qu’ils ont fait des choses merveilleuses dans ce monde qui m’ont touché suffisamment profondément pour que je me sente un peu redevable à cette humanité formidable pleine de talents qui m’a permis à plusieurs reprise de connaître le bonheur. C’est aussi, le plus humblement du monde, pour dire merci à la vie.

A titre personnel, cette liberté génératrice du bien-être dont je parle plus haut pourrait je crois s’acquérir grâce à l’art d’abord, et à l’amour ensuite. Je dis d’abord l’art parce qu’à mon sens, il suscite l’amour, il l’encourage. Mais bien évidemment, ces deux géants ne peuvent être classé dans un ordre d’importance, parce que dans ces domaines, il ne s’agit plus d’importance.

L’art est essentiel au bonheur, car il contient en soi l’exaltation, le plaisir, aussi bien intellectuel que sensible. De plus, il ne s’agit pas seulement de joie, il contient aussi la curiosité qui laisse ensuite place à la surprise, la déception ou encore ce merveilleux sentiment qu’est l’émerveillement. Rien que pour cette sensation, l’art devrait faire partie intégrante de chaque vie, car l’émerveillement nous ramène à l’enfance, il provoque en nous une joie mêlée de surprise qui précède un moment de flottement des perceptions, comme si durant un temps (variable d’une personne à l’autre et face à différentes choses) nos perceptions justement étaient absorbées, comme si on ne les contrôlait plus et qu’elles nous guidaient à travers un chemin, inconnu dans le monde matériel, pour nous amener à la beauté, droit devant elle. Mon grand phantasme inavoué serait que chaque homme dans ce monde ait accès un jour à cette Beauté.

C’est justement en passant par le chemin de la beauté que nous arrivons à l’amour. Etre touché par la beauté c’est aussi avouer l’immensité et la profondeur insondable de sa sensibilité, qui à tout moment peut vous surprendre par son intensité. Le moment particulier où elle nous étonne à chaque fois, ou rien - y compris l’habitude – ne peut enfreindre son ardeur, c’est lorsque nous aimons. En très grande majorité, quand nous voyons la beauté, nous devenons amoureux d’elle, c’est pour cela que je reliais l’art, qui amène à voir la beauté, qui elle-même nous rend aimant. Le sentiment d’amour est immensément complexe, tellement qu’il me parait totalement indéfinissable ; ce que je peux me permettre de dire, c’est que ses formes autant que ses objets varient toujours, la seule constance qu’il nous amène, c’est une sensation de plénitude, de vérité, de clarté, d’évidence, mêlée à celle de l’impuissance. En cela l’amour, à la fois si agréable et si dérangeant est une caractéristique qui définit l’homme, dans toute la splendeur de son éternelle dualité. Cet amour sincère, qui donne tant de force à la vie, qui pousse les amoureux à toujours vouloir vivre plus fort, cet amour disparaît de notre monde, peu à peu remplacé par la tiédeur de l’amour modéré et raisonnable, en accord avec toutes ces choses si ternes qui régissent nos sociétés… Choses ternes et tristes, mais faciles d’accès pour des hommes fatigués qui laissent d’autres hommes décider de l’intensité de leurs amours.

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